Levothyrox. Un arbre qui cache des forêts.

Trois millions de malades de la thyroïde et leurs proches s‘interrogent. Leur qualité de vie est fondée sur un médicament, le Lévothyrox. L’Etat en a-t-il vraiment pris la mesure lorsqu’il a imposé d’en modifier la formule sans demander d’étude clinique préalable chez les malades?  

RÉSUME DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS

C’est une crise majeure en résulte. Plusieurs centaines de milliers de signatures exigent le retour à l’ancienne formule. L’ampleur des réactions suscite les interrogations d’un article sur LinkedIn du 12 septembre 2017. Première révolte des patients contre une dérive technocratique ?  La ministre répond en annonçant ce retour, transitoire.  

Un concept commode de « consommateur moyen d’un produit de grande diffusion » paraît avoir effacé les nécessités humaines du malade, individu fragile et qui souffre.  De là l’interrogation : l’homme malade devenu objet dérivé des statistiques de bioéquivalence?  (Crise du Lévothyrox (2). 14 septembre)

Le constat est une communication décalée par rapport au ressenti des patients, à la pénurie de médecins, et aux conditions ayant déterminé la biocompatibilité. Glissement conceptuel? Une solution médicale adaptée est proposée pour un retour de la confiance des malades et des médecins actuellement dans le doute  (Crise du Lévothyrox (3). En sortir. 17 septembre)

Les plaintes se multiplient. Le pôle santé publique du tribunal de grande instance d’Aix-Marseille est chargé de l’enquête. Le 22 septembre, il mobilise son site internet pour mettre en ligne les formulaires à remplir par les plaignants

L’ARBRE LEVOTHYROX ET LES FORÊTS

En attendant d’y voir plus clair,  les révoltés de la thyroïde sont sur le point d’accéder transitoirement et, initialement, de façon restreinte, à l’ancienne formule et à d’autres médicaments dont le principe actif est le même.L’arbre  collectif « nouvelle formule » ne doit pas cacher la forêt des questions individuelles qui restent posées, et de leurs risques que négligent souvent les exposés présentés par les relais médiatiques.

L’arbre et le temps

Les échelles de temps ne sont pas les mêmes pour ceux qui souffrent et pour le système de décision. L’Agence nationale de sécurité du médicament est une « Autorité ». Elle a garanti l’absence d’effet perceptible par le patient. Certitude publique pendant plusieurs mois, dont le corollaire était : interdiction, sauf dans des groupes de malades très ciblés et restreints, d’ouvrir une possibilité de prescription médicale à une autre forme de ce traitement.

Cinq à six mois se sont écoulés avant que l’Etat-protecteur des patients, ne prenne en compte alertes et inquiétudes. C’est le temps nécessaire à comprendre… Trop long pour les malades. Pour le médecin et la personne qui souffre, le temps est l’immédiat.

Puis tout change. Désormais, de nouvelles ordonnances, illicites quelques jours auparavant, peuvent être rédigées. L’ancienne formule du Lévothyrox devient transitoirement accessible.  Que diront le médecin et le pharmacien qui appliquaient la réglementation ? Qu’en pensera le malade qui, malgré ses symptomes, aura auparavant essuyé un refus ferme ? Que se passera-t-il après la période transitoire?

Certes, ces décisions de l’Etat répondent à l’attente de nombreux patients. Mais elles poussent sur l’arbre de la méfiance sur le Levothyrox. Il ne doit pas cacher la forêt des questions que chaque malade, chaque médecin, chaque pharmacien et les pouvoirs publics doivent se poser.

La forêt des années qui passent 

Les symptômes cliniques de l’hypo comme de l’hyperthyroïdie sont suffisamment trompeurs pour être confondus avec des signes de vieillissement. Les critères cliniques habituels chez les jeunes peuvent en échec quand ils sont recherchés chez les personnes âgées. Il ne faut donc pas sous-estimer les signes d’appel d’un déséquilibre hormonal, qu’il soit ou non lié au changement de formule du Lévothyrox

Les maladies chroniques s’accumulent avec les années. La coexistence de plusieurs maladies chroniques et d’effets secondaires de médicaments peut imiter, masquer ou faire confondre les symptômes avec ceux d’autres maladies chroniques. (cf. deux études danoises parues en septembre et octobre 2016 dans International journal of Surgery et Journal of Medicine). Les explorations biologiques sont donc d’une grande importance. Mais leur interprétation doit aussi tenir compte du vieillissement, notamment pour la TSH qui a tendance à diminuer avec l’âge.

Le potentiel d’évolution des hypothyroïdies

Les pathologies à l’origine de l’hypothyroïdie peuvent elle-même évoluer. Par exemple, les capacités de la glande à produire des hormones varient dans les poussées de  maladies thyroïdiennes auto-immunes. Les auto-anticorps peuvent interférer sur les résultats du dosage des hormones. Et certains traitements (biotine) peuvent perturber les résultats de certaines techniques de dosage sans que la maladie ne soit en cause. Les systèmes de dosage courants ne peuvent régler automatiquement ces problèmes. Sans oublier que les concentrations anormales de TSH peuvent être dûes aussi à des causes non thyroïdiennes.

C’est dire l’importance de la réflexion sur l’ensemble des paramètres.

La forêt des patients individuels : 100 lignes sur une notice.

Tout malade devrait lire attentivement la notice contenue dans la boite de son médicament.  Et faire part à son médecin des interrogations qu’elle peut susciter. Notamment pour la thyroxine. Vaste sujet : 100 lignes à lire. Or l’hypothyroïdie ne facilite pas une attention soutenue…

Le médecin sait les facteurs connus pour affecter l’efficacité et la tolérance du traitement par la lévothyroxine.

De nombreuses maladies peuvent à un moment ou un autre interférer directement et, parfois même, déséquilibrer le traitement par Levothyrox. Selon Drugs RD 2016 (53-68), les plus fréquentes associées chez les patient traités par lévothyroxine sont : les reflux gastro-oesophagiens 34 % et d’autres problèmes digestifs 27 %.

Le traitement de ces maladies peut aussi modifier l’absorption digestive de la lévothyroxine. Parfois de façon considérable. Dans la liste, le reflux gastro-oesophagien. Parmi près de 1000 patients sous lévothyroxine , 27 % étaient sous traitements pour cette maladie. L’enquête montre que seulement 59 % ne consommaient ni inhibiteur de la pompe à proton, ni inhibiteurs des récepteurs H2 à l’histamine, ni antiacide, qu’ils soient sur prescription médicale ou non.

Seulement les deux tiers ne présentaient ni traitement, ni affections concomitantes.

De multiples autres traitements associés ou non à la pathologie thyroÏdienne peuvent être en cause. Par exemple, ceux qui agissent par induction enzymatique accélérent la « dégradation » de la lévothyroxine circulant dans le sang et, donc, en augmentent les besoins.

Ceux qui contiennent des quantités très importantes d’iode, interfèrent sur la production d’hormones, en plus ou en moins, chez les malades dont la thyroïde peut encore fonctionner. Et bien d’autres traitements peuvent interférer. Et quand en plus on consomme des compléments alimentaires riches en iode…

Il est donc nécessaire que le malade mette au courant son médecin de tous les médicaments, non seulement qu’il prend au jour de la consultation, mais encore qu’il a pris dans les deux mois précédent, même épisodiquement. Et même ceux hors prescription médicale, qu’il les ait obtenu chez son pharmacien ou, de façon parfois imprudente, sur un site invérifiable d’Internet…

C’est dire l’importance des enquêtes médicales à faire en cas de déséquilibre thyroïdiens. Il serait dramatique qu’un malade, fortement influencé par le contexte Lévothyrox et les difficultés à obtenir un rendez-vous dans des délais appropriés, attribue au seul changement de formule du médicament les symptômes d’une autre maladie en train d’évoluer.

Comme il serait dramatique que la réflexion du médecin bute sur les certitudes de son patient au point de bloquer la quête d’autres causes possibles.

La forêt des compléments diététiques ou alimentaires ou les modes incitent à la vigilance.

Les compléments alimentaires ne sont pas forcément anodins. Le médecin et le pharmacien ne sont pas souvent mis au courant au moment de la prescription ou de la dispensation du Levothyrox.  Les commandes sur Internet ou dans la grande distribution ne leur sont généralement pas signalées. Même quand ils posent la question. En effet, la facilité de l’achat est considérée, trop souvent à tort, comme une garantie d’innocuité et d’absence d’interférence potentielle

Certains suppléments diététiques favorisent une mauvaise absorption digestive de la lévothyroxine. Ainsi, dans l’étude déjà citée, près de 52 % des patients indiquaient qu’ils consomment fréquemment un ou plusieurs de ces suppléments diététiques, le plus souvent calcium (48 %) ou fer (12 %). Et68 % consommaient plus de deux fois par semaine des aliments ou boissons enrichis en fibres, riches en iode. Des publications rapportent même que certaines préparations au soja peuvent donner des hypothyroïdies.

Perturbateurs endocriniens

Encore ne savons-nous pas tout des perturbateurs endocriniens….

La forêt derrière une recommandation négligée : à jeûn

Plus de 20 % des patients prennent leur lévothyroxine pendant le petit déjeuner ou plus tard, y compris pendant le déjeuner ou dîner. Or le contenu de l’estomac est susceptible d’interférer variablement selon la composition des repas,

En effet, l’absorption de la lévothyroxine s’effectue dans la toute première partie de l’intestin grêle. Elle dépend des sécrétions acides gastriques en lien avec le contenu de l’estomac

L’étude de bioéquivalence chez les volontaires sains a été effectuée à jeun. Les conclusions n’auraient pas été les mêmes si elle avait été menée après des repas de leur choix et variables.

Une prise 30 minutes avant de manger est habituellement conseillée… Qui le fait réellement ?  Pour qui veut suivre ce conseil à la lettre, une suggestion : médicament sur la table de nuit, et prise dès que le réveil sonne en laissant le temps de faire sa toilette avant de petit-déjeuner.

De la forêt au désert… médical

Le temps de transport du domicile vers un cabinet médical est de 10 mn pour 90% des français. Mais ce paravent géostatistique cache une réalité humaine dérangeante. L’allongement des délais de rendez-vous, le manque de disponibilité, le démaillage territorial des généralistes et des spécialistes de proximité, les déserts médicaux, l’effondrement du réseau des pharmacies de proximité, contribuent à une réponse et à une prise en charge notoirement insuffisante dans une telle situation de crise.

Or l’Etat a voulu cette pénurie. Il a réduit le nombre d’étudiants en médecine. Il savait pertinemment qu’ils ne seraient pas assez nombreux pour remplacer les médecins du « baby-boom ». Il projetait une restructuration du dispositif médical. Il espérait que les technologies favorisant les économies d’échelle et les transferts de tâche compenseraient. Cette vision a étouffé une réalité.

Avec l’allongement de l’espérance de vie et son corolaire de comorbidités, l’analyse clinique de situations dont le nombre et la complexité s’accroissent en endocrinologie, consomme plus de temps médical en amont et, en aval, des examens complémentaires. Et la situation continue de se dégrader. Plus que d’empathie, c’est de temps et de compétence médicale dont les malades ont besoin.

L’introduction de « nouvelles » formules  similaires à l’ancienne ou de « génériques »

Il est à craindre que les difficultés déjà rencontrés avec la première génération de génériques du Lévothyrox ne soient pas totalement réglées par le resserrement de l’intervalle de bioéquivalence à 10% au dessus ou au dessous des valeurs attendues. Surtout si les études n’ont porté que sur quelques heures, chez des volontaires sains. Certaines formules qui vont être prochainement autorisés à l’importation ne comportent pas du tout les mêmes excipients. Il y aura donc encore des différences à attendre.

On peut donc pressentir que la charge de consultation et d’examens complémentaires va sensiblement augmenter, sur un dispositif sous tension.

La forêt des travaux de Recherche à développer

La thyroïde fabrique deux hormones, la thyroxine, (T4 pour 4 atomes d’iode par molécule) et la tri-iodotyronine (T3). Il est présomptueux de penser qu’en apportant la seule thyroxine, tous les problèmes soient réglés pour tous les patients. En effet, il faudrait que la transformation de la T4, introduite sous forme de médicament, en T3 soit parfaite.

Or ce n’est le cas ni au niveau individuel, ni à celui de l’organe. Les associations  fixes de T4+T3 dans un seul comprimé de médicament ne sont pas toujours  la solution. Parmi les raisons, les campagnes d’économie pour éviter une demande excessive des dosages de T4 et T3. Et probablement l’insuffisance des moyens mobilisés pour l’étude de la qualité de vie avant puis pendant le traitement par lévothyroxine. Puis éventuellement après son traitement complémentaire. Les choses sont en train de changer.

Les mises sur le marché pourraient être l’occasion de vérifier ce point qui est sans doute une des clés de cette crise, si tant est que l’objectif est de se rapprocher des conditions produites par une thyroïde en fonctionnement normal.

Enfin , quelles peuvent être le poids relatif d’autres formes, par exemple dextrogyres ou dérivés de fabrication ?

Ces différents points rejoignent aussi la question des études comparatives des différentes formules médicamenteuses de levothyroxine chez des malades volontaires, ayant dû subir une thyroïdectomie

Conclusion

La communication sur la crise de lévothyrox doit s’appuyer sur l’engagement de travaux de recherche sous forme de véritables études cliniques et biologiquescorrespondant aux besoins des patients. Et pas seulement des études statistiques pour s’assurer que le « produit » réponde à une norme conçue pour des individus sains… Les patients sont en révolte contre une dérive technocratique qui fait trop peu de cas de la qualité de vie individuelle.

L’information standardisée purement technique répond d’autant moins à leurs besoins et à ceux de la collectivité qu’elle s’expose à un brouillage économique lié à la campagne incitative pour les génériques.

Telle qu’elle est actuellement centrée, elle peut masquer des points majeurs. Par exemple, les risques liés à des interférences médicamenteuses, alimentaires, ou introduit par des compléments ou des particularités diététiques. Ou peut-être même une autre maladie en train d’évoluer.

La confiance dans l’Etat, ébranlée comme dans l’ensemble du dispositif de santé, n’a rien à gagner à une diffusion des craintes, en tache d’huile, via l’entourage des malades concernés, à l’ensemble de la population française.

A l’avenir, l’Etat devra innover dans sa communication sanitaire auprès des malades, et organiser un maillage médical homogène et suffisamment dense et disponible pour qu’il puisse en être le relai individuel. A défaut, ce seront les médias, les forums et les réseaux sociaux qui, par la rapidité et l’ampleur exponentielle de leur mobilisation, substitueront l’émotion, les cris, la révolte et les procès à la communication médicale et scientifique

Pour terminer, voici le message le plus important : si vous-même ou l’un des vôtres envisage de modifier de lui même ou d’interrompre son traitement par Lévothyrox, qu’il ne le fasse surtout pas sans avis médical !

 

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