ÉTUDE Cancers, encore un soupçon…

Publié le samedi 26 novembre 2011 à 01H00

Spécialiste des maladies du sang et des cancers, les docteurs Bernard Rio et Gilles Soubiran signent un article sur le nombre de leucémies entre 1985 et 2001. Un constat qu’ils ne peuvent lier directement aux essais nucléaires. Mais qui s’ajoute à celui dressé sur les cancers de la thyroïde.

Sur 16 années d´études, une incidence de la leucémie la plus forte dans le monde avec 4,5 pour 100 000. Même constat dans les populations polynésiennes de Hawaii et la population maori de Nouvelle-Zélande

Cet état de fait s’ajoute à une incidence importante du cancer de la thyroïde. Cette double anomalie d’incidence invite à s’interroger sur la question d’un impact des essais nucléaires

Le suivi de la population aurait dû être plus soutenu durant la période des essais nucléaires, pour ne pas attendre 20 ou 30 ans pour constater le nombre important de leucémie

Le Dr Bernard Rio (à gauche) et le Dr Gilles Soubiran (à droite) ont constaté le nombre très élevé de leucémies aiguës dans la population polynésienne. Durant les essais nucléaires le suivi de la population n’a pas été à la hauteur du risque pris.

christine chaumeau

Vous publiez une lettre dans International Journal of cancer (IJC) sur l’incidence de la leucémie. Quel constat établissez-vous ?

Dr Bernard Rio : “La leucémie est une maladie rare. Trouver de la signification statistique de maladie rare sur une petite population est extrêmement difficile. On est obligé de faire un travail sur une période de temps longue et avoir l’exhaustivité la plus importante.

Lorsque l’on étudie l’ensemble de la période 1985-2001, l’incidence de la leucémie reste la plus forte dans le monde. Dans les pays occidentaux, on est autour de 3 leucémies aiguës pour 100 000 habitants par an et ici on est autour de 4,5 pour 100 000.

C’est quelque chose que l’on retrouve déjà dans les populations polynésiennes d’Hawaii et la population maori de Nouvelle-Zélande où il existe un taux d’incidence parmi les plus haut du monde. Lorsque l’on analyse sur la même période, on a les mêmes chiffres.

On sait qu’il y a quand même sans doute un état de susceptibilité des Polynésiens aux hémopathies, mais cela ne veut pas dire qu’il va y avoir des leucémies. Il faut qu’il y ait des facteurs exogènes qui favorisent la survenance de ces maladies.”

Votre papier pose-t-il la question du lien entre cette incidence remarquable et les essais nucléaires ?

Dr Rio : “Pas tellement. Il pose la question de la susceptibilité génétique. Mais, le fait est qu’il y a une anomalie. Il y a, à la fois, une incidence importante du cancer de la thyroïde, comme l’écrit Christine Bouchardy, dans un article publié en mai dans la revue IJC et l’incidence de la leucémie. Cela constitue une double anomalie d’incidence. On peut alors se poser la question d’un impact des essais nucléaires.

D’autre part, il y a une question éthique et de responsabilité morale d’un pays d’exposer une population susceptible, sans étude préalable, et, sans un suivi médical, alors que l’on savait depuis longtemps que les radiations ionisantes peuvent provoquer des leucémies et des cancers.

Ce qui se dégage de l’étude, c’est que nous n’avons pas avant 1994 d’information précise sur les incidences de leucémie. On a des informations à partir du moment où il y a eu des modifications législatives pour améliorer l’accès aux soins et que les médecins civils prennent la suite des médecins militaires qui jusque-là assuraient le suivi.

S’il n’y avait pas de suivi dans les années 60 on était encore dans une attitude coloniale cela devient choquant dans les années 90.

Le suivi de la population aurait pu être plus soutenu, pour ne pas attendre 20 ou 30 ans pour constater l’incidence de leucémie.”

Dr Gilles Soubiran : “Je vous rappelle que la Polynésie a été obligée de faire appel aux Néo-Zélandais pour établir un registre des cancers. C’est un document qui enregistre toutes les causes de décès pour voir s’il y a un phénomène anormal. En France, c’est devenu obligatoire dans les années 80, la Polynésie s’y est mise dans les années 85. Mais, il a fallu faire appel à des experts néo-zélandais car le pays ne trouvait pas manifestement de coopération avec l’armée à l’époque. On peut penser, que compte tenu des risques connus avec les essais nucléaires, ils auraient pu organiser un registre et des méthodes de dépistages de ces leucémies depuis le début.

La Polynésie a vécu dans l’insouciance. Quand on travaille sur le nucléaire, on entre dans un domaine de confidentialité, de secret, de rétention d’information. On est plus dans un système démocratique et un certain nombre d’informations médicales pendant cette période n’ont, peut-être, pas été relevées volontairement. Soit elles existent et elles sont toujours cachées, soit elles n’ont pas été relevées pour éviter de découvrir un certain nombre de choses. Il y a là quelque chose de dérangeant.”

Y a-t-il possibilité de transmission génétique de cette anomalie ?

Dr Rio : “C’est une question qui est posée. Est-ce qu’il y a pu y avoir une modification du capital génétique ? C’est réellement quelque chose à quoi nous n’avons aucune réponse. Quand je dis qu’il y a une incidence importante d’hémopathie dans les populations polynésiennes d’Hawaii et de Nouvelle-Zélande, c’est qu’il y a un facteur de susceptibilité et que la transmissibilité est mise en avant. D’avoir été exposé à des radiations pose la question du devenir du risque de la population et cela mérite d’être regardé. Pour l’instant, le problème de base est de comment définir ce risque-là. Une étude menée par le Centre Nationale de Recherche Scientifique (CNRS) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) travaillent sur l’isolement d’un gène, mais c’est un travail dans le temps.”

Quel peut-être l’impact de votre travail sur les demandes d’indemnisation des victimes des essais nucléaires ?

Dr Rio : “Je ne suis pas habilité à répondre à cette question. Je ne fais que l’état des lieux.”

Dr Soubiran : “Cela fait partie des enjeux. Ces articles permettent à la défense des victimes de contredire l’argumentation du CEA et de l’armée qui disent que tant que l’on n’a pas de preuve, il n’y a aucune raison d’indemniser les gens.”

Votre étude va-t-elle se poursuivre ?

Dr Rio : “En ce qui me concerne, je prends ma retraite.”

Dr Soubiran : “On voudrait signaler une discordance entre l’affichage politique, l’intérêt de la population et les décisions qui s’apprêtent à être prises. L’activité d’hématologie cancéreuse est onéreuse. Elle a été créée avec le nouvel hôpital et il est fortement question de fermer cette unité. Cela va réduire de façon considérable l’offre de soins pour les personnes porteuses de maladie hématologique.”

Dr Rio : “La spécificité de ce lien avec les essais fait qu’il y a un problème moral. Ce problème de prise en charge des hémopathies et des cancers peut-être discuté, non pas au niveau du pays qui n’a pas les moyens, mais au niveau de l’État qui pourrait avoir une enveloppe spécifique pour la prise en charge de ces pathologies et, non une prise en charge individuelle. On n’est pas dans une exposition professionnelle, on est au niveau du pays, donc on pourrait imaginer une enveloppe globale pour un risque qui aurait été pris.”

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Les auteurs
Dr Bernard Rio, hématologue à l’Hôtel-dieu à Paris, est venu tous les deux ans en Polynésie dans le cadre d’une convention. Il a assuré le suivi au long cours des patients et a collaboré au service d’hématologie de l’hôpital territorial. Il vient de prendre sa retraite. Le pôle d’hématologie de l’Hôtel-dieu a été transféré à l’Hôpital St Antoine, il y a quelques mois. La coopération polynésienne se poursuivra avec le Prof. Ollivier Legrand qui succède au Docteur Rio.

Dr Gilles Soubiran a été le premier médecin civil à remplacer, fin 1994 début 1995, le dernier médecin militaire qui s’occupait de la cancérologie à l’hôpital civil de Mamao. “Ma présence a permis de soulever le voile du secret des cancers en Polynésie. Avec l’aide des chercheurs de l’INSERM, dirigés par le Dr Florent de Vathaire, le registre des cancers des années antérieures a été reconstitué et publié dans des revues internationales. C’était la première étape médicale de la reconnaissance des conséquences des essais nucléaires”, précise-t-il.

Propos recueillis par Christine Chaumeau

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