Les pénuries de médicaments s’intensifient

Santé Entre 2008 et 2015, le nombre de traitements en rupture de stock dans les pharmacies des hôpitaux a été multiplié par 10. Un phénomène qui inquiète les professionnels de la santé.

Certains principes actifs ne sont plus fabriqués que sur un seul site, souvent en Asie, même lorsqu’ils sont commercialisés par plusieurs laboratoires concurrents

Certains principes actifs ne sont plus fabriqués que sur un seul site, souvent en Asie, même lorsqu’ils sont commercialisés par plusieurs laboratoires concurrentsImage: AP

Signaler une erreur

ous voulez communiquer unrenseignement ou vous avez repéré une erreur?

L’histoire aurait pu très mal finir. En mai dernier, une ancienne infirmière originaire des Hautes-Alpes est mordue par une vipère. Rapidement prise en charge par les secours, elle est amenée à l’Hôpital de Digne-les-Bains, rapporte le journal Nice Matin. Fin du calvaire? Non. L’établissement en question ne possède plus d’antivenin. Après de nombreux appels téléphoniques, une ambulance part chercher l’antidote à l’Hôpital Sainte-Marguerite de Marseille. La Haut-Alpine est sauvée, mais il s’en est fallu de peu. C’est que depuis 2017, le sérum contre le venin de vipère, le Viperfav, se trouve en rupture de stock. Son fabricant, l’entreprise Sanofi, annonce que le produit devrait revenir sur le marché à l’horizon mi-2018.

74 ruptures de stock en 2016

Loin d’être exceptionnelles, les pénuries dans les pharmacies des hôpitaux se multiplient. Y compris en Suisse, où, à l’heure d’écrire ces lignes, 16 médicaments et 11 vaccins considérés comme vitaux se trouvent en rupture de stock, selon les chiffres de l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE). «Le phénomène a débuté il y a une dizaine d’années, raconte le professeur Thierry Buclin, chef du Service de pharmacologie clinique du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Depuis, il ne cesse de s’aggraver. Même la pénicilline – un antibiotique historique – s’est retrouvée en rupture de stock!»

Constat identique du côté des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG): «Nous observons une hausse drastique du nombre de pénuries de médicaments et de vaccins ces dernières années, observe Pascal Bonnabry, pharmacien-chef aux HUG. Il s’agit d’un phénomène mondial qui nous inquiète et nous pose problème.» Selon les chiffres de l’Agence française de sécurité du médicament et produits de santé (ANSM), le nombre de molécules pharmaceutiques en rupture de stock est passé de 44 en 2008 à 391 en 2015, soit pratiquement dix fois plus (voir l’infographie). S’il n’existe malheureusement pas de statistiques similaires en Suisse – la Confédération n’ayant décidé de comptabiliser les perturbations d’approvisionnement que depuis 2015 – l’OFAE a dénombré 74 pénuries entre le 1er octobre 2015 et le 31 décembre 2016. Celles-ci concernaient principalement les traitements anticancéreux (22 cas), les vaccins (16) et les antibiotiques (7), «mais toutes les spécialités sont concernées», précise Pascal Bonnabry. Et on ne parle là que des médicaments dits d’intérêt thérapeutique majeur, c’est-à-dire ceux dont l’indisponibilité est susceptible d’entraîner un problème de santé publique.

«Je trouve tragique que des produits considérés comme absolument nécessaires à la santé publique soient dépendants d’une logique uniquement marchande»

«Jusqu’ici, l’impact sur les patients a été limité. Nous avons toujours pu trouver une alternative lorsqu’un produit faisait défaut, poursuit Thierry Buclin. Mais il pourrait venir un jour où cela ne sera pas le cas, où nous ne pourrons traiter un patient faute du bon médicament en stock.» C’est le cas, en quelque sorte, actuellement. Depuis mai, l’Infanrix Hexa, un vaccin destiné aux bébés, n’est plus disponible dans toute la Suisse. Son retour dans les officines est prévu ces jours, selon l’OFAE. Dans l’intervalle, certains nourrissons ont dû repousser leur vaccination, faute de solution alternative autorisée en Suisse. Une situation que Pascal Bonnabry juge «hallucinante». «Dans le cas présent, il s’agit d’un vaccin et il n’est pas trop grave de retarder la piqûre de quelques semaines, explique le spécialiste. Mais imaginez que cela concerne un anticancéreux ou une molécule vitale. La situation pourrait vite devenir catastrophique.»

En l’occurrence, les anticancéreux, comme tous les autres traitements, ne sont pas épargnés lorsqu’il s’agit de pénurie. «J’ai le souvenir de deux anticancéreux en totale rupture de stock, raconte Eugenio Fernandez, chef de clinique au Département d’oncologie des HUG. A chaque fois, nous avons pu trouver des traitements de substitution et cela n’a pas impacté la santé des patients. Mais cela nous a demandé beaucoup de travail pour adapter nos protocoles.»

«Pour les malades, cette problématique demeure pour le moment invisible. Rares sont ceux qui n’ont pu être traités parce que le médicament adéquat n’était pas disponible, poursuit Pascal Bonnabry. Mais trouver des solutions demande du temps. Cela occupe environ un équivalent temps plein aux HUG. Cette année, par exemple, nous avons eu un manque de Minocycline – un antibiotique assez rarement prescrit mais très utile dans certains cas – que nous avons dû importer du Japon. Adapter la posologie à partir d’étiquettes écrites en japonais nous a posé de sérieux problèmes.»

«Bricoler un peu»

Face aux pénuries, la première option des pharmacies hospitalières est de puiser dans les stocks puis de se tourner vers un autre produit disponible aux effets similaires. S’il n’en existe pas, il faut faire appel à la solidarité régionale: «Nous commençons par appeler les autres hôpitaux suisses, puis nous nous tournons vers des importateurs, explique Pascal Bonnabry. Mais dans certains cas, la rupture est mondiale et nous sommes obligés de bricoler un peu, en choisissant une option un peu moins bonne sur le plan clinique ou en rationnant les réserves. C’est un choix difficile pour les médecins, qui doivent traiter en priorité les patients qui en ont le plus besoin.»

Mais comment est-il possible que la Suisse, qui possède un système de santé performant et abrite sur son territoire de grands groupes pharmaceutiques, ne dispose pas en permanence de tous les médicaments dont les patients ont besoin? La raison est à chercher du côté des big pharmas. «Pour améliorer leurs marges, ces entreprises ont concentré leur production dans des usines uniques où les conditions leur sont favorables, comme le Pakistan, l’Inde ou la Chine (ndlr: de 60 à 80% des principes actifs sont aujourd’hui produits hors d’Europe, contre 20% il y a trente ans), explique Thierry Buclin. Résultat: si un accident se produit dans le site qui produit une molécule, on se retrouve avec une rupture de stock mondiale.»

Le cas n’est pas que théorique. Au début de 2017, une explosion dans l’usine chinoise QiLu Tianhe Pharmaceuticals Co a entraîné une pénurie mondiale de pipéracilline/tazobactam – l’un des antibiotiques les plus utilisés à l’hôpital car il permet de lutter contre les infections graves chez les patients hospitalisés. De la même manière, la rupture de stock actuel du vaccin Infanrix Hexa est due à un problème de fabrication dans une seule usine, de la compagnie GlaxoSmithKline (GSK), en Belgique.

Des pénuries organisées?

«L’industrie pharmaceutique a optimisé toute sa chaîne de production afin de réduire les coûts, poursuit Pascal Bonnabry. Elle ne possède ni usine de secours ni stock. Le moindre problème conduit désormais à une pénurie, sachant que de nombreux principes actifs, même commercialisés sous différentes marques, sortent d’un seul endroit. La mondialisation a fait de l’industrie pharmaceutique un géant aux pieds d’argile, que le moindre grain de sable dans la production peut faire tomber.»

Mais dans certains cas, les raisons pourraient être moins avouables. «Pour les big pharmas, les incitations vont vers de nouvelles molécules brevetées qui assurent d’importantes marges, souligne Thierry Buclin. Je n’irai pas jusqu’à dire que les pénuries sont organisées, mais il est clair que la commercialisation de vieux produits n’est pas très intéressante financièrement pour l’industrie.»

Un point de vue publié en 2011 dans le New England Journal of Medicine illustre cette situation avec l’exemple de la Leucovorin. Cet anticancéreux, disponible depuis 1952, était commercialisé sous sa forme générique jusqu’en 2008, lorsqu’une nouvelle molécule, la levoleucovorin, a été autorisée. Sans que cette dernière ne montre une efficacité supérieure, ses ventes se sont envolées alors qu’elle était vendue 58 fois plus cher. Plus troublant: huit mois après le lancement de la levoleucovorin, une vaste pénurie de Leucovorin a été observée… Sur les 74 ruptures de stock recensées en 2016 par l’OFAE, quatre concernent d’ailleurs des molécules qui ont été définitivement retirées du marché. Des médicaments jugés comme vitaux donc, mais pas assez rentables pour continuer à être fabriqués! «Je trouve tragique que des produits considérés comme absolument nécessaires à la santé publique soient dépendants d’une logique uniquement marchande», juge Thierry Buclin.

Du côté des big pharmas, on jure que tout est mis en place pour éviter les pénuries: «Les fabricants essaient de les éviter autant que possible, affirme Sara Käch, porte-parole d’Interpharma, l’association des entreprises pharmaceutiques suisses. La gestion des ruptures d’approvisionnement engendre pour les sociétés pharmaceutiques d’importants efforts, des surcoûts et un risque sévère pour leur réputation. Cela étant, il s’avère impossible d’éviter tout risque lorsque, notamment, un incident technique se produit sur une chaîne de production. Il faut néanmoins préciser que si les pénuries sont ennuyeuses pour les patients, elles ne représentent pas pour autant un réel problème.»

La Confédération réagit

Mondialisation oblige, les autorités ne possèdent que peu de pouvoir face à des entreprises qui n’ont aucune obligation d’assurer une production continue de molécules jugées vitales. «Il s’agit d’un marché mondial, rappelle Ueli Haudenschild, membre de la direction de l’OFAE. Nous ne pouvons pas exercer de pression sur une usine située à l’autre bout de la planète, même si c’est elle qui nous approvisionne.» La Confédération a néanmoins décidé de réagir. Depuis octobre 2015, elle oblige les entreprises pharmaceutiques à avertir les autorités lorsqu’un traitement «vital et critique» (60 principes actifs sont considérés comme tels, soit 486 médicaments) ne sera pas disponible pendant plus de quatorze jours. Par ailleurs, des stocks ont été constitués afin de garantir trois mois d’utilisation habituelle.

«Notre plate-forme de notification a permis de pallier de nombreuses situations critiques, car elle nous permet de gagner du temps, se félicite Ueli Haudenschild. Comme nous sommes prévenus en avance, nous pouvons désormais voir si nos stocks sont suffisants en amont et, le cas échéant, réfléchir à une solution alternative avant d’être confrontés au problème.» Un avis partagé par Pascal Bonnabry: «Cela va dans le bon sens. Avant, chaque hôpital se trouvait confronté à une pénurie sans information sur la situation mondiale. Désormais, nous sommes avertis plus tôt et nous pouvons travailler avec des spécialistes de tout le pays pour trouver des solutions. Mais cela ne résout pas le problème, d’autant que l’industrie s’est battue pour que le moins de molécules possible soient concernées par cette directive.»

«Nous allons voir si ça marche, poursuit Thierry Buclin, mais il s’agit, selon moi, d’un replâtrage et non d’une solution durable.» Alors que faire? «Dans de nombreux secteurs, nous observons une production mixte entre le secteur public et le privé. C’est le cas d’un produit vital comme l’eau, par exemple, où vous pouvez choisir entre des bouteilles du secteur privé et l’eau du robinet (publique), qui constitue une alternative crédible, poursuit Thierry Buclin. Pourquoi ne ferions-nous de même avec l’industrie pharmaceutique? Selon moi, l’Etat devrait produire certains médicaments vitaux.»

(TDG)

Vous aimerez aussi...