C’est passé comme si tout cela était normal. La semaine dernière, le tribunal de grande instance de Toulouse a condamné le laboratoire Merck à fournir «sans délai le produit ancienne formule» du Levothyrox. Oui, vous avez bien lu. Alors que les autorités sanitaires avaient exigé en 2013 du laboratoire Merck qu’il change sa formule pour la rendre meilleure, plus stable, voilà que la justice demande, quatre ans plus tard, le retour complet en arrière. Peut-on avoir un exemple plus éclatant de la loufoquerie de l’affaire du Levothyrox ? Et cela alors que l’ancienne formule avait été identifiée comme non stable dans le temps, voire dangereuse. Rarement une crise sanitaire aura abouti à une telle incohérence… sanitaire. Alors que se tient, ce vendredi, un conseil d’administration un rien exceptionnel de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), retour sur ce dossier ubuesque.

De quels médicaments dispose-t-on aujourd’hui ?

En mars donc, une nouvelle formule du Levothyrox était disponible sur le marché, la précédente ayant été jugée non satisfaisante. Huit mois plus tard et après le signalement de quelques milliers d’effets secondaires, tout a été chamboulé. Qu’y a-t-il aujourd’hui sur le marché ? Officiellement, tout va bien. Les patients souffrant de troubles de la thyroïde ont désormais le choix. Selon le ministère de la Santé, plusieurs spécialités sont disponibles. D’abord et bien sûr il y a la nouvelle formule du Levothyrox (Merck), disponible depuis mars 2017 ; autour de 80 % des 2,6 millions de patients concernés l’ont adoptée.

A côté, il y a un nouveau produit, le L-Thyroxin Henning de chez Sanofi : depuis sa mise sur le marché le 16 octobre 2017, plus de 300 000 boîtes sont dans les officines et plus de 400 000 supplémentaires sont attendues d’ici à la fin du mois de décembre. Dans les faits, contrairement aux propos du ministère, beaucoup de patients disent avoir du mal à en trouver en pharmacie. Et il y a toujours le L-Thyroxine en gouttes, du laboratoire belge Serb.

Quant à l’ancienne formule qui devait complètement disparaître, elle a fait un retour spectaculaire avec près de 200 000 boîtes distribuées dans les officines début octobre 2017. Et ce n’est pas tout, selon la Direction générale de la santé, «d’autres spécialités seront mises à disposition des patients, notamment la spécialité Thyrofix (Unipharma)». Que demander de plus ?

Quid des effets secondaires ?

Silence, on n’en parle plus. A l’Agence du médicament, on refuse de revenir sur cette question en pointant le peu de fiabilité des chiffres globaux. Et on reste sur le rapport de mi-octobre, avec 14 633 signalements d’effets indésirables liés à la nouvelle formule du Levothyrox. Au passage, l’organisme de contrôle exonère la nouvelle formule. «Aucun effet indésirable d’un type nouveau, qui serait spécifique de la seule nouvelle formule, n’a été retrouvé», a affirmé le rapport. De plus, les symptômes les plus fréquemment rapportés (fatigue, maux de tête, insomnies, vertiges, douleurs articulaires et musculaires, etc.) étaient «déjà connus avec l’ancienne formule du Levothyrox», précise l’ANSM. Et pour se rassurer encore, l’agence précise que ces effets secondaires auraient touché à peine plus de 0,5 % des 2,6 millions patients.

Dans les faits, bien des éléments manquent. L’ANSM refuse de dire le nombre d’effets indésirables signalés avant l’arrivée de la nouvelle formule en mars, ayant transmis les chiffres à la justice. Une absence de transparence qui ne permet pas la moindre comparaison avec la nouvelle formule. Quant aux effets indésirables liés à cette dernière, le professeur Bernard Bégaud, qui dirigeait jusqu’à cet été la plus importante unité de pharmacovigilance de France à l’université Bordeaux-II, se montre circonspect : «Dans les 15 000 effets indésirables, il y en a que l’on attendait, mais il y a toute une série d’autres que l’on n’explique pas. Comme les chutes de cheveux qui ne sont pas du tout classiques dans la symptomatologie des maladies de la thyroïde. Est-ce que ce sont des effets de coïncidence ? Cela mériterait que des chercheurs d’horizons variés travaillent ensemble.» Et ce pharmacologue de lâcher un peu désabusé : «On reste aussi troublé par la masse des effets, dont un tiers n’a a priori pas d’explication rationnelle. Toutes les hypothèses ont-elles été explorées ? J’avoue que je reste un peu sur ma faim.»

Sur le front judiciaire

Comme toujours quand un dossier sanitaire est confus et mal géré, la justice s’invite, entre demandes de dédommagement et recherches de responsabilité. Sur le Levothyrox, cela part dans tous les sens. Récemment, un médecin généraliste installé à Reims (Marne) a porté plainte contre X pour «tromperie aggravée» après que plusieurs de ses patients malades de la thyroïde se sont plaint des effets secondaires de la nouvelle formule du Levothyrox commercialisée par Merck.

Hormis ce type de démarche classique, une action collective, construite avec l’aide d’une plateforme en ligne, a été lancée. Une première en France, qui a mené au dépôt de plus de cent assignations contre les laboratoires Merck auprès du tribunal d’instance de Lyon. «Après ces premières assignations, quelque 3 500 plaignants seront réunis, à terme, dans cette action collective et conjointe visant à obtenir rapidement l’indemnisation des malades», a précisé Christophe Lèguevaques, l’avocat qui mène ce combat, précisant que «1 200 dossiers sont en cours de constitution».

Enfin, il y a aussi la plainte avec constitution de partie civile déposée par l’ancienne magistrate Marie-Odile Bertella-Geffroy, pour «tromperies aggravées sur les qualités substantielles de la marchandise entraînant un danger pour la santé de l’homme», pour «atteintes involontaires à l’intégrité physique», mais aussi pour «homicides involontaires et mise en danger de la vie d’autrui», et encore «non-assistance à personne en danger». Elle regroupe plus de 400 patients, pour plusieurs années de procédures en perspective.

Et après ?

«Ça y est, après six mois vraiment pénibles, j’ai trouvé un médicament qui me convient», nous détaille Nicole L. L’histoire de cette jeune femme est banale. Elle raconte comment elle n’a rien su, ni rien vu venir. «Cela faisait dix ans que je prenais mon médicament, et je ne m’apercevais plus de rien.» Au début, on lui a juste parlé de changement de boîte. Puis des troubles arrivant, elle a cru que ses symptômes étaient liés à d’autres médicaments qu’elle prenait : «Mon médecin paraissait complètement démuni.» Jusqu’à cet été, où elle a compris la cause. «Ce n’est pas la mort, mais même aujourd’hui, le médecin vous regarde comme si on avait exagéré…»

Pour elle, comme pour tant d’autres, l’affaire s’achève. Peut-on, pour autant, fermer la porte et se satisfaire de l’analyse faite par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui a évoqué au tout début de l’affaire qu’il n’y avait «ni fraude, ni complot, ni même erreur», «juste un problème d’information des malades» ?

Rétrospectivement on peut, en tout cas, se poser une question triviale : pourquoi diable avoir demandé à Merck de changer un peu sa formule en 2013 ? La réponse officielle est que ledit produit n’était pas très stable. Mais ne suffisait-il pas de réduire, simplement, la durée de péremption à deux ans au lieu de trois ? Cela répondait presque totalement au problème de stabilité. On ne l’a pas fait. Pour la petite histoire, la nouvelle formule a, désormais une date de péremption de deux ans, et non plus de trois.