Communiqué de conseillers scientifiques: LEVOTHYROX : « L’EFFET ENFUMAGE ? »

Depuis plusieurs semaines, un feu roulant de tribunes et interviews émanant de certains professeurs de médecine et présidents de sociétés savantes déroule l’argument selon lequel la crise sanitaire liée au changement de la formulation du Levothyrox, spécialité en situation de monopole du laboratoire Merck, serait liée à un effet « nocebo ». Les effets indésirables (EI) ressentis par des dizaines de milliers de patients seraient « banals, peu spécifiques, peu évocateurs d’un déséquilibre thyroïdien. Pour le très modeste niveau de déséquilibre hormonal constaté, a priori, aucun effet clinique ne serait raisonnablement attendu(1) ». Il s’agirait donc d’une crise médiatique, amplifiée par les associations, qui auraient pour l’essentiel persuadé de nombreux patients que les symptomatologies banales ressenties seraient en lien avec le changement de formulation du médicament…

Depuis le départ, nous sommes choqués par cette argumentation, témoins cet été pour quatre patients très proches par lien familial ou professionnel, de l’ignorance à laquelle nous participions de la causalité de symptomatologies récemment apparues, pas si banales : vertiges avec chute pour l’une, problèmes digestifs pour les deux autres, céphalées intenses pour la dernière… La causalité en est apparue avec la médiatisation en août de la pétition sur internet de Sylvie Robache. La proximité toulousaine de l’Espagne a permis la  disparition très rapide des EI avec passage à Eutirox, dans un contexte de désertification médicale aggravée par les vacances…

Depuis de multiples témoignages ont confirmé que de très nombreux patients ont compris après les informations l’origine de leurs maux. Combien d’explorations médicales ont-elles été réalisées en pure perte ?

L’exemple présenté comme preuve de « l’effet nocebo »  se serait déjà produit en 2007 en Nouvelle Zélande à l’occasion de la « crise de l’Eltroxin » du laboratoire GSK, qui se trouvait aussi en situation de monopole. En raison d’un changement du site de production transféré du Canada vers l’Allemagne, la liste des excipients a été modifiée – tout en conservant le lactose -.Comme en France, les symptômes rapportés étaient imputables à des situations d’hyper- ou d’hypo-thyroïdie. Les analyses complémentaires ont montré que les comprimés contenaient bien les mêmes quantités de principe actif. Mais elles n’ont rien dit sur le rôle des excipients  sur lesquels les études de bioéquivalence sont insuffisantes. En Israël en 2011, GSK n’a pas averti d’un changement de la formule « d’Eltroxin ». Lorsque les premiers EI apparaissent, personne ne fait le lien : celui-ci est révélé au bout de six mois par un journaliste ! Le gouvernement israélien a entamé des poursuites judiciaires contre le laboratoire…

De gros travaux de recherche restent à réaliser sur la thyroïde dont les atteintes ne cessent d’augmenter – cancers, maladies auto-immunes, effets de l’environnement -. Mais le prix des médicaments concernant la thyroïde étant très bas la big-pharma est peu encline à y investir !

Il reste qu’aujourd’hui des dizaines de milliers de patients souffrent d’EI parfois graves et que certains ont été mis en danger par le déséquilibre thyroïdien : femmes enceintes, malades cardiaques, cancéreux…Les études de cohorte à venir (cross-over) ne concerneront pas, par prudence, ces patients : mais quelles précautions ont-elles été prises, depuis mars 2017, pour suivre attentivement leurs parcours ? Quelle alerte avait-elle été donnée lorsque le nombre des signalements en pharmacovigilance a été multiplié par dix en avril, par vingt en mai, pour exploser en juin et juillet, avant les informations de presse ? Les associations alarmées avaient été reçues le 6 juillet à l’ANSM, sans suite…

Certains EI graves ne sont pas signalés : il en est ainsi des « attaques de panique », dans la catégorie des effets psychiques, pointés  par plusieurs publications et l’OMS(2). Les malaises ont pu provoquer des chutes avec fractures, des accidents de la circulation…

Il y a aussi trop de patients isolés, non connectés, mal suivis, victimes des inégalités d’accès aux soins, victimes du « transfert généralisé obligatoire » qui leur a été imposé, et qui ne donneront pas lieu à signalements !

Ce transfert a été décidé après vingt-trois signalements documentés en deux ans concernant le Levothyrox de 2009 à  2011,  alors qu’il y en avait eu quatre fois plus pour le générique Biogaran au mannitol, beaucoup moins prescrit…A cette époque, le corps médical avait obtenu que le Levothyrox ancienne formule, puisse être « non substituable ».Pourquoi l’étude du CRPV de Rennes de 2012 est-elle  toujours inaccessible, alors que la transparence devrait être la règle ?

Il est paradoxal que la discrétion du changement de formulation de mars 2017 ait été voulue par Merck pour éviter de « créer des inquiétudes », c’est-à-dire un effet nocebo. Aujourd’hui, avec l’effet « enfumage », la confiance est à nouveau gravement dégradée.

Docteur Gérard BAPT, député honoraire, ancien président de la mission d’information « Mediator ».

Docteur Jacques GUILLET, pédiatre, médecin nucléaire, biologiste des hôpitaux, biophysicien.

 

 

Le 10 janvier 2018

 

Les médecins conseils de l’AFMT

A         Monsieur François-Xavier LAUCH

                                                                                              Palais de l’Elysée

 

Monsieur le Chef de Cabinet,

 

Ayant pris connaissance de la réponse que vous avez signée le 15 décembre à la lettre adressée à Monsieur le Président de la République par le Docteur Catherine Noël, nous souhaitons vous exprimer notre étonnement  concernant certains des éléments  que vous avez avancés, d’autant plus qu’ils le sont au nom du Président de la République.

– En tout premier lieu, sur l’évaluation que vous indiquez de la proportion des patients prenant du Levothyrox nouvelle formule qui souffriraient d’effets secondaires, et qui se limiterait à « une infime minorité, moins de 1% ». Ce chiffre ne rend compte en réalité  que du nombre de signalements pris en considération par la base de données de pharmacovigilance de l’ANSM. Il ne tient pas compte de plusieurs éléments :

– d’une part les cas transmis par internet et non pris en compte par le portail national de vigilance parce que les dossiers sont considérés comme incomplets (par exemple absence du numéro de lot du médicament),

– d’autre part les cas en attente d’exploitation dans les Centres Régionaux de Pharmacovigilance (CRPV) qui, débordés par un afflux sans précédent de signalements ont été obligés de recruter des contractuels pour faire face.

Mais surtout cette estimation inadaptée de 1% ne tient pas compte de la sous déclaration classique, bien connue des professionnels de pharmacovigilance, en rapport avec l’ignorance ou l’incapacité des patients d’une part, le manque de disponibilité de médecins généralistes ou spécialistes d’autre part. De plus, des effets secondaires tels qu’une altération de l’état général, fatigabilité, palpitations et poussées tensionnelles, troubles de l’humeur ne sont que très rarement déclarés ; symptomatologie très fréquente dans le cas présent.

Lorsque au cours des réunions d’information organisées par des associations pour les victimes, est posée la question de savoir combien de personnes n’ont pas transmis un signalement, c’est aujourd’hui encore une majorité de bras qui se lèvent. L’Assurance maladie, par sondage sur la base du Sniram, pourrait très facilement évaluer cette proportion.

Aussi, quand vous poursuivez par : « Celle –ci convient donc à la très grande majorité des patients », cette affirmation  nous semble très discutable et nous la contestons. Il nous semble par ailleurs que ce n’est pas le bon angle pour aborder le problème : nous nous permettons de vous rappeler quelle était la situation antérieure à ce changement thérapeutique : Le Lévothyrox ancienne formule, médicament très efficace, d’une tolérance remarquable, très bon marché, qui avait fait ses preuves depuis plus de 30 ans. Le nombre de signalements le concernant n’était que d’une poignée par an !

Il s’agit donc de savoir si ce nouveau Lévothyrox est supérieur au précédent, en particulier en terme de rapport bénéfice/risque et nous avons la conviction que ce rapport bénéfice/risque est très nettement défavorable. Rappelons que la HAS avait jugé le 22 mars 2017 « sans amélioration du SMR » la nouvelle formulation, c’est-à-dire sans intérêt de santé publique.

-De même  nous nous étonnons de l’affirmation de l’ANSM concluant à « l’absence de problème de santé publique ». Comment alors qualifier le fait que des dizaines de milliers de patients parmi nos compatriotes soient à la recherche, parfois à l’étranger, d’une formulation de thyroxine ? Que beaucoup aient à subir des effets invalidants et subissent des dommages graves dans leur vie professionnelle ou sociale ? Que tant de consultations et d’investigations aient été réalisées en pure perte à la recherche de la cause de leurs symptômes, occasionnant des coûts notables pour la Sécurité Sociale ?

– Vous affirmez également que les effets indésirables sont « transitoires », et ne nécessitent qu’une « adaptation du dosage ou un temps de stabilisation ». Mais comment peut-il en être ainsi quand le rapport d’étape du CRPV de Rennes a indiqué que dans 40% des cas, les effets indésirables graves se produisent avec dosage TSH dans les normes ? Quel recours d’adaptation le médecin traitant peut-il avoir concernant la  posologie prescrite, alors que les patients courent encore de pharmacie en pharmacie pour trouver un produit substitutif ?

Ce même rapport de Rennes demandait de plus la constitution d’un groupe de travail scientifique pour comprendre les causes des troubles très divers créés par la nouvelle formule : n’y a t il pas un « problème de santé publique » lorsqu’un médicament imposé en monopole à des millions de patients suscite des interrogations sur des « inconnues scientifiques » ? N’est-il pas pour le moins hasardeux d’écrire dans ces conditions : « Le seul danger pour la santé serait que les patients sous thyroxine modifient eux-mêmes leur traitement ou le suspendent »

Le lundi 19 août 2013, à l’occasion d’une rupture de stock de Levothyrox, l’Académie de médecine publiait un communiqué attirant l’attention, à propos de la substitution, sur « les conséquences graves, notamment chez les femmes enceintes hypothyroïdiennes, les patients souffrant de cancer thyroïdien ou de maladie cardiaque… ». Quelles ont été les mesures  de précaution prises en 2017 concernant ces patients ? Un suivi des enfants à naître ayant subi in utero le changement de formule est-il organisé ? De même pour les patients cancéreux ?

– Nous approuvons la décision de  Madame la Ministre A. Buzyn de rompre le monopole qui existait sur le marché français  pour la thyroxine en comprimés. Mais nous soulignons la réalité des difficultés que rencontrent les patients pour trouver en officine, en janvier 2018 encore, les produits substitutifs prescrits par leur médecin.

Nous regrettons que les autorités sanitaires persistent à nier le problème de santé publique créé par la décision irréfléchie  d’imposer en situation de monopole une nouvelle formulation de thyroxine en comprimés, ainsi que l’ampleur des conséquences sanitaires, sociales et budgétaires engendrées, alors que l’ANSM cache toujours l’étude de pharmacovigilance de 2012 sur laquelle serait fondé le changement.

Quant  à la disparition « définitive et programmée » de l’ancienne formule du Levothyrox, elle nous parait correspondre à la stratégie mondiale du laboratoire Merck après ses investissements en Chine et son intérêt à éviter l’excipient « lactose » auquel sont intolérants plus 90% des asiatiques de l’Est, et plus de 80% en Asie Centrale (source CIRIHA).

Nous souhaitons la réussite de la mission « information et médicament » pour que soit enfin reconnue l’importance du patient comme « acteur de sa propre santé », et que soit restaurée la confiance des assurés sociaux dans leur système de sécurité sanitaire. Mais il est essentiel de rechercher l’explication de ce que Madame la ministre a désigné comme des « inconnues scientifiques ». Et nous pensons qu’il s’agit aussi d’un problème lié au « switch-obligatoire » décidé par l’ANSM en mars dernier.

Espérant que nos observations soient prises en considération par Monsieur le Président de la République, nous vous prions d’agréer, Monsieur le chef de Cabinet, l’expression de toute notre considération.

Docteur Catherine NOËL                                      Docteur Gérard BAPT

Docteur Jacques GUILLET                                    Docteur  M.H. LEMOIN

Docteur Sylvie DEVRIERE                                    Docteur Nicolas BOUVIER                                  

 

(1) Le Monde-debats du 29 XII 2017

(2) Who Pharmacieutals newsletter, 2017-2

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