Les médecins sont-ils entre les mains des laboratoires ? Grandissent-ils sous influence ? La thèse de fin d’étude d’un médecin angoumoisin est sans appel. Constat, et solutions avancées pour réveiller l’esprit critique.

Tous les noms barrés d’un bandeau noir en échange de son titre de docteur. Ce ne sont pas les termes d’un marché gagnant-gagnant, mais ceux d’un authentique chantage perpétré devant un jury de la faculté de médecine de Poitiers. Par les jurés eux-mêmes.

Le docteur Louis-Adrien Delarue, médecin à Angoulême, raconte la soutenance de sa thèse de fin d’études sur un thème peu lénifiant : « Les autorités sanitaires françaises sont-elles sous influence industrielle ? » En 217 pages, le futur médecin répond par l’affirmative, citant tel professeur qui a présidé un groupe de travail sur des traitements contre la maladie d’Alzheimer pour la Haute Autorité de santé (HAS) tout en étant conseiller de plusieurs laboratoires qui fabriquent les traitements contre la maladie. Il couche aussi noir sur blanc le nom d’un rhumatologue qui, chargé d’un groupe de travail dont l’objet est la mise sur le marché d’un médicament, anime par ailleurs au Maroc un congrès soutenu par la firme qui commercialise le même médicament. De plus, ses analyses sont pour le moins abruptes. « In fine, écrit-il, la HAS promeut des médicaments dont la balance bénéfice-risque est clairement défavorable et qui impactent les dépenses publiques à hauteur de centaines de millions par an. »

 Une façon très claire de mettre en doute l’honnêteté des « experts » et la probité des grandes agences nationales. Sa thèse paraît donc, mais expurgée de tous les noms des médecins dont il dénonce les liens avec l’industrie pharmaceutique. Son constat rejoint celui qu’ont dressé maints de ses confrères et que la HAS, elle aussi, dénonce, puisqu’elle vient de faire traduire en français un guide de l’Organisation mondiale de la santé qui décortique l’influence de l’industrie pharmaceutique auprès des étudiants en médecine. Ce manuel pratique de l’OMS de près de 180 pages (« Comprendre la promotion pharmaceutique et y répondre ») est disponible sur Internet, et la HAS déclare sa « volonté qu’il soit notamment diffusé auprès des étudiants pour développer leur sens critique ».

Car, note David Saint-Marc, sociologue bordelais, auteur d’une thèse sur la formation des médecins, « la première chose importante est la socialisation dès son plus jeune âge du médecin aux laboratoires. Les médecins devraient d’ailleurs se demander quel est le nombre de petits-fours qu’ils ont dégustés durant leurs études en se rappelant que ce sont les labos qui les ont offerts ».

Une enquête de 2004 en Finlande montre que plus de la moitié des carabins assistent au moins deux fois par semaine à des présentations faites par des entreprises. En France, les laboratoires pharmaceutiques organisent les prix des majors de promotion, financent les supports de cours, financent et organisent des internats pour le concours blanc.Et, une fois les études finies, l’influence continue de se faire sentir. L’industrie pharmaceutique consacre au moins 3 milliards d’euros par an à la promotion de ses médicaments auprès des médecins. À la fin de 2007, il y avait en France plus de 22 000 visiteurs médicaux. Depuis, 5 000 à 6 000 postes ont été supprimés. Dans les enquêtes, les médecins placent les visiteurs médicaux au 2e ou 3e rang de leurs moyens d’information (lire ci-dessous le témoignage d’une ex-visiteuse). Voire, pour certains, de formation.

Reste que la tactique des labos a changé. Le généraliste de base a été relativement abandonné au profit du médecin hospitalier. Le président du syndicat MG France remarque d’ailleurs : « Les médicaments les plus rentables ne sont plus ceux qui sont prescrits en ville par des généralistes, mais ceux qui le sont à l’hôpital par des spécialistes. » Et l’association Formindep (pour une formation et une information médicales indépendantes) note qu’« un médecin à l’abri des influences prescrit moins et gagne moins ».

L’article 11 du Code de déontologie médicale rappelle que « tout médecin doit entretenir et perfectionner ses connaissances. Il doit prendre toutes dispositions nécessaires pour participer à des actions de formation continue ». Parmi les moyens de formation utilisables, les médecins citent à 90 % la presse médicale. Viennent ensuite les séances de formation de groupe, organisées par les associations, les hôpitaux ou l’université. Puis les congrès et la lecture des manuels. Il y a entre 1 500 et 1 800 associations de formation médicale continue. Le coût moyen d’une journée de formation a été estimé à 1 700 euros par médecin formé. Autant dire que le ministère de la Santé est loin d’envisager un budget spécifique. Aussi le décret du 22 mai 2013 sur le Sunshine Act à la française, qui crée une obligation de publier les liens entre les entreprises de produits de santé et les professionnels de la santé, ne sera-t-il peut-être « une avancée majeure » que pour la ministre de la Santé, Marisol Touraine.