Quand les labos soufflent à l’oreille des pouvoirs publics

QUÊTE

Les laboratoires pharmaceutiques travaillent dans l’ombre afin d’influencer médecins et décideurs publics. Alternatives Economiques publie des données exclusives qui prouvent leur omniprésence dans la politique économique du médicament. Dernier volet de notre enquête en quatre épisodes.

Le 28 novembre dernier, dans l’élégant hôtel particulier du XVIIIe siècle hébergeant la Maison de la chimie à Paris, les 7èmes Rencontres sur le système de santé étaient organisées par le cabinet de conseil en affaires publiques M&M Conseil, spécialisé en stratégie d’influence. Ces rencontres étaient présidées par les deux députés, médecins de formation, Jean-Pierre Door (LR) et Olivier Véran (LREM), respectivement vice-président et rapporteur général de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, dont les bâtiments se situent à quelques centaines de mètres.

L’industrie pharmaceutique est très bien organisée pour peser sur les pouvoirs publics, responsables politiques et autorités sanitaires

Le lendemain, y était voté en seconde lecture le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), dont est en charge cette commission (voir encadré). Le PLFSS 2018 comporte pour principale nouvelle mesure le passage à partir du 1er janvier de trois à onze vaccins obligatoires pour les enfants de moins de 2 ans1. Et il fixe comme chaque année l’évolution des dépenses en médicaments de l’assurance maladie. A la Maison de la chimie, une table ronde a d’ailleurs eu pour thème la « politique vaccinale » et une autre session discutait d’« innovation », un thème récurrent dans le discours des laboratoires pharmaceutiques.

Ces rencontres étaient soutenues par six poids lourds du secteur : Amgen, B. Braun, Boehringer Ingelheim, MSD, Pfizer et Sanofi, le leader sur le marché français. Un épisode qui illustre les contacts rapprochés entre laboratoires pharmaceutiques, médecins et responsables politiques. L’industrie pharmaceutique est en effet très bien organisée pour peser sur les pouvoirs publics – responsables politiques et autorités sanitaires -, afin d’influencer la politique économique du médicament.

Peser sur le PLFSS

Au coeur de cette stratégie de lobbying, comme dans de nombreux autres secteurs d’activité, se trouve le syndicat professionnel : Les entreprises du médicament (Leem). Il rassemble 260 entreprises réalisant ensemble 98 % du chiffre d’affaires total du médicament en France. « Le Leem assure le travail d’influence des laboratoires pharmaceutiques », explique Mathieu Bensadoun, responsable du secteur pharmaceutique au cabinet Syndex2. « Une de leurs missions principales est de se battre pour l’enveloppe de remboursement des médicaments.»

Plus l’enveloppe de remboursement des médicaments sera élevée, plus l’impact sera favorable sur leur chiffre d’affaires

En effet, la particularité du marché des médicaments est d’avoir pour consommateurs finaux des patients, mais pour payeur principal un organisme public, l’assurance maladie. Du coup, plus l’enveloppe de remboursement des médicaments sera élevée, plus l’impact sera favorable sur leur chiffre d’affaires. Cette enveloppe est définie par le Parlement à travers l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) dans le cadre du PLFSS voté chaque année à l’automne.

« Nous sommes plus réactifs que proactifs pour réajuster les taux d’évolution des dépenses du médicament, explique le directeur général du Leem, Philippe Lamoureux. C’est avant tout un travail d’information et de pédagogie, même s’il nous arrive de solliciter des amendements et de demander à la commission des Affaires sociales de réajuster certains textes du PLFSS.»

Ce travail « d’information » passe notamment par la publication annuelle d’un rapport sur le marché du médicament. « Le Leem a réussi en quelques années à devenir une référence en matière de données sur l’industrie pharmaceutique. C’est une des techniques classiques de politique d’influence », explique Mathieu Bensadoun. Autre organe de lobbying, le groupe G5 Santé, qui porte la voix des huit principales entreprises pharmaceutiques en France3a également pour objectif de peser sur l’évolution des dépenses des médicaments.

L’innovation pour argument

Pour justifier leurs revendications, les labos mettent le plus souvent en avant l’argument de l’innovation. « Les firmes pharmaceutiques sont parvenues à occuper une place dans l’imaginaire du progrès », affirme Pierre Chirac, directeur de publication de la revue Prescrire.

En France, le caractère innovant d’un médicament est évalué par la commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS). Pour cela, elle fixe un niveau d’amélioration du service médical rendu (ASMR) sur une échelle allant de 1 (pour les plus innovants) à 5. Or, « en 2016, il n’y a eu aucune ASMR 1, une seule ASMR 2, six ASMR 3 (modérée), 34 ASMR 4 (mineure) et 194 ASMR 5 (absence). C’est-à-dire que 82 % des nouveaux médicaments n’apportent rien aux malades », rapporte Jean-Sébastien Borde, de l’association Formindep.

Du coup, les laboratoires pharmaceutiques mettent de plus en plus en avant ce qu’ils qualifient « d’innovation de rupture » : des thérapies bénéficiant d’une approche différente des précédents médicaments, combinant nouvelles technologies, accès à de très nombreuses données et connectivité croissante des individus. Par exemple, la thérapie génique permet d’administrer à une personne atteinte d’une maladie génétique rare un gène-médicament. « Ils sont passés d’une logique de blockbuster à une logique de nichebuster »explique Pierre Chirac de Prescrire. Les labos visent des innovations dans des secteurs de niche ultrarentables, comme les cancers ou les maladies rares.

Des prix exorbitants

Cette logique permet de justifier des prix exorbitants pour cette nouvelle génération de médicaments. En France, le prix des médicaments est fixé lors d’une négociation entre l’entreprise pharmaceutique et le Conseil économique de produits de santé (Ceps), un organisme interministériel.

Dans un récent rapport4la Cour des comptes explique que « dans la négociation, leurs objectifs [des laboratoires pharmaceutiques] se sont déplacés (…) vers des demandes de prix établis en fonction de la capacité à payer des acheteurs publics ». Dans l’Hexagone, il s’agit de la Sécurité sociale, dont le taux d’évolution des dépenses est fixé par le législateur dans le cadre du PLFSS… que le Leem et le Groupe G5 Santé tentent d’influencer.

Aujourd’hui, la négociation pour la fixation du prix des médicaments se fait dans un rapport de force inégal. La Cour des comptes souligne le manque de moyens du Ceps (treize emplois équivalent temps plein) qui ne lui permet pas de suffisamment « contre-expertiser une partie des informations communiquées par les entreprises pharmaceutiques ». Elle met ainsi en garde contre le risque que représente ce manque d’autonomie face aux enjeux à venir de la fixation des prix des nouveaux médicaments dits « de rupture ».

Les sages plaident pour la constitution d’un groupement d’acheteurs publics au niveau européen

L’augmentation des prix des médicaments innovants conduirait inexorablement à une hausse des dépenses de santé ou à une sélection des malades pour limiter cette hausse. Les sages plaident pour la constitution d’un groupement d’acheteurs publics au niveau européen « en vue de maîtriser le prix des médicaments innovants à fort enjeu sanitaire et financier ». Rééquilibrer le rapport de force est indispensable pour un accès de tous aux médicaments.

  • 1.Vaccins antidiphtérie-tétanos-poliomyélite (DTP), qui étaient les trois obligatoires précédemment, auxquels s’ajoutent depuis début 2018, coqueluche, hépatite B et Haemophilus influenzae de type B (source de méningites), la rougeole, les oreillons, la rubéole, le pneumocoque et le méningocoque C.
  • 2.Syndex est un cabinet de conseil auprès des instances représentatives du personnel.
  • 3.BioMérieux, Guerbet, Ipsen, LFB, Pierre Fabre, Sanofi, Servier et Théa.
  • 4.Voir « Sécurité sociale 2017 », rapport du 20 septembre 2017.

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