Pesticides: les fongicides SDHI, nouveau scandale de santé publique?

Le 17 avril 2018

Des fongicides très utilisés dans les silos de stockage de céréales.

Des fongicides très utilisés dans les silos de stockage de céréales.
DR

Un collectif de chercheurs alerte sur l’usage massif de fongicides dont les effets sur la santé humaine et les écosystèmes auraient été insuffisamment évalués. Il demande que leur autorisation soit suspendue et révisée de façon indépendante.

Rien n’est banal, dans cette histoire. C’est par une tribune dans Libération, et non entre les pages policées des revues scientifiques, que l’alerte est donnée. «Après un refus de The Lancet, puis de Scienceon a réalisé que cette publication prendrait du temps. Or il y a urgence à signaler le problème», explique Laurence Huc, chercheure en toxicologie alimentaire à l’Inra. Elle et 7 autres scientifiques, issus des meilleurs instituts de recherche (CNRS, Inserm, Université, Inra[1]) s’estiment en effet dépositaires d’un constat brûlant, qui pourrait secouer jusqu’au plus haut des autorités sanitaires nationales et européennes. A savoir, l’utilisation massive en agriculture d’une classe de fongicides sur les céréales[2], certains fruits et les pelouses, qui entravent l’une des étapes d’un phénomène commun et essentiel à tout le vivant: la respiration. Les SDHI -c’est leur nom- bloquent la production d’une enzyme, la succinate déshydrogénase (SDH), ce qui conduit à l’accumulation d’une petite molécule, la succinate. Avec quels effets? A long terme, c’est la structure de l’ADN qui serait modifiée; des anomalies épigénétiques qui vont déréguler des milliers de gènes.

Est-il possible, aujourd’hui, d’étudier des cohortes d’individus exposés à des SDHI? «A notre connaissance, ces pesticides ne font pas partie de la centaine dosés lors de ce genre d’études, a constaté Laurence Huc, de l’Inra. On ne peut pas chercher ce qu’on ne connaît pas.»

CAUSES NON GÉNÉTIQUES

Or parmi ces 8 chercheurs, certains sont cancérologues ou spécialistes des maladies génétiques. Et des anomalies de la SDH, ils en ont déjà identifiées chez de jeunes enfants souffrant d’encéphalopathies sévères (dès 1995) ou, au tournant du siècle, chez des patients présentant des tumeurs du système nerveux au niveau de la tête ou du cou, ou encore dans la zone thoracique, abdominale ou pelvienne[3]. Les causes sont souvent à chercher du côté de la génétique, mais Pierre Rustin se demande: «Et si les causes possibles de ces maladies étaient aussi imputables à des substances qui bloqueraient directement l’enzyme?», s’interroge le directeur de recherche au CNRS. Dans ces conditions, se demandent les 8 scientifiques, «comment ne pas se sentir concernés par la présence des SDHI dans nos assiettes à travers la contamination des aliments»?

L’essor des SDHI date de 2009, quand ils sont utilisés en substitution d’autres substances avec le même mode d’action, mais d’une dangerosité telle qu’elles ont été retirées du marché. Les tonnages utilisés n’ont fait que croître depuis 2012: 227 tonnes pour le Boscalid, 51 T pour le Carboxin, 142 T pour le Fluxapyroxad, 53 T pour le Fluopyral… Et des résistances n’ont pas tardé à apparaître, comme le montre par exemple les résultats 2017 pour les céréales à paille du plan de surveillance national de la résistance aux produits phytopharmaceutiques, piloté par la direction générale de l’alimentation. Au point de préconiser une seule application par campagne des SDHI.

L’ANSES FAIT LE GROS DOS

Dès l’automne 2017, l’équipe pluridisciplinaire a soumis une demande de financement auprès de l’agence sanitaire dans le cadre de l’appel à projet ‘Environnement, recherche, santé, travail 2018’. «Son titre était ‘Impacts potentiels de l’usage à grande échelle des SHDI’, se souvient Pierre Rustin. Nous n’avons jamais reçu la motivation du refus.» De cet épisode, les scientifiques gardent le souvenir d’une agence «condescendante», qui aurait préféré faire le dos rond «en espérant que l’orage va passer… ce qui est vrai!», se désole Pierre Rustin. Le spécialiste des maladies génétiques a demandé à l’Anses des informations sur le dossier d’homologation des SDHI. L’agence lui a transmis une documentation aride, en partie basée sur les informations fournies par les industriels pour obtenir leur autorisation de mise sur le marché (AMM). En l’épluchant, le chercheur du CNRS réalise très vite que «les tests de génotoxicité conduits avant la mise sur le marché des pesticides ne détectent pas les modifications épigénétiques» pour la bonne et simple raison qu’ils ne portent que sur les mutations génétiques. «Ces tests sont très en-deçà de ceux que nous pratiquons dans nos laboratoires, déplore Laurence Huc. Les tests sur les effets épigénétiques, qui peuvent mettre trois semaines d’exposition à advenir, ça prend un temps énorme.» Sollicitée, l’Anses n’avait pas fait part de son point de vue le 17 en début de soirée.

SUSPENSION

Interrogé par Libération, Gérard Lasfargues, le directeur général en charge des affaires scientifiques à l’Anses, considére que «nous n’avons pas à ce stade d’éléments pour les interdire ou les suspendre sur la base d’hypothèses tirées de leur mécanisme d’action». «Le danger, il est absolu, réplique vertement Pierre Rustin. Les mécanismes sont identifiés par les firmes pharmaceutiques elles-mêmes.» «Le fait même d’utiliser des contaminants qui bloquent le processus respiratoire ne semble pas gêner les agences sanitaires…», s’alarme Laurence Huc, qui reconnaît que cette démarche collective n’est pas commune dans le milieu scientifique. Elle refuse de se plier au circuit classique: apparition de symptômes inexpliqués, recherche des causes, établissement du lien de causalité… «Cela laisse encore 15 ans aux industriels pour commercialiser leurs produits.» Or par le passé, des pesticides avec le même mode d’action «ont été graduellement abandonnés, du fait de leur dangerosité, de leur efficacité réduite ou de l’apparition de résistances». «Aujourd’hui, complète la chercheure de l’Inra, il existe un faisceau de connaissances qui rend légitime d’envoyer une alerte et de demander la suspension de ces substances.»

 



[1] CNRS: Centre national de la recherche scientifique; Inserm: Institut national de la santé et de la recherche médicale; Inra: Institut national de la recherche agronomique

[2] En France ce sont de l’ordre de 70% des surfaces de blé tendre et près de 80% de celles d’orge d’hiver qui sont traitées par les SDHI (données de 2014), assurent les auteurs.

[3] Des anomalies de la SDH sont aussi observées dans d’autres maladies humaines, telles que l’ataxie de Friedreich, le syndrome de Barth, la maladie de Huntington, la maladie de Parkinson et certaines asthénozoospermies (perturbation de la mobilité des spermatozoïdes).

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