INTOX AU LEVOTHYROX Lire plus tard François Ruffin : « Il faut faire exister la démocratie sanitaire »
Levothyrox, Dépakine… Le député Insoumis publie un livre sur l’industrie pharmaceutique, toute-puissante et oublieuse des patients.
influence du laboratoire, manque de contrôles, information des patients et concertation défaillantes… L’affaire du Levothyrox réunit tous les symptômes d’un système de santé où les malades sont très mal pris en compte. Pourtant, les crises sanitaires se multiplient. Alors qu’il est encore journaliste, François Ruffin commence à travailler sur la Dépakine après la lecture d’une lettre d’une mère dont l’enfant autiste est l’une des victimes du médicament de Sanofi. Aujourd’hui député La France insoumise de la Somme, il publie un livre, Un député et son collab’ chez Big Pharma (Fakir Éditions), coécrit avec Cyril Pocréaux, journaliste au trimestriel Fakir, dont François Ruffin est le fondateur. L’occasion d’évoquer avec eux les récentes évolutions de l’industrie pharmaceutique et ses liens avec le pouvoir politique.
Dans votre livre, vous commencez par dénoncer une proximité très forte entre Emmanuel Macron et l’industrie pharmaceutique. Est-ce propre à ce pouvoir ?
François Ruffin : On parle souvent de lobbies, mais c’est un diagnostic trop optimiste et dépassé. Un lobby exerce une pression de l’extérieur. Or, aujourd’hui, l’appareil d’État est colonisé de l’intérieur par les intérêts privés. Le chef de l’État en est l’incarnation. Macron, c’est la finance qui s’est installée à l’Élysée. Mais sa relation avec les labos pharmaceutiques est tout aussi problématique. Pendant la présidentielle, il y a eu son conseiller santé, Jean-Jacques Mourad, cardiologue rémunéré par Servier, responsable du scandale du Mediator. Et il y a surtout Serge Weinberg, le président de Sanofi, homme de l’ombre qui est un très proche de Macron. Ils se sont rencontrés au sein de la commission Attali au milieu des années 2000. C’est Weinberg qui a conseillé à Macron de s’enrichir avant d’entrer en politique. Il a mis les pièces du jeu en ordre pour sa candidature à la présidentielle. Certaines images sont parfois très parlantes. Lors de la cérémonie d’investiture après son élection, Macron va saluer Weinberg en fendant la foule dans le lieu du pouvoir par excellence, à l’Élysée, pour le remercier. Puis, ensuite, on a aussi vu le Premier ministre, Édouard Philippe, aller visiter le site de Sanofi à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) en catimini, sans prévenir ni les médias, ni les syndicats, ni les salariés, et sans aucune inscription à son agenda. Malgré le scandale de la Dépakine, Édouard Philippe a défendu publiquement Sanofi. Pourtant, avec la Dépakine, les dirigeants de Sanofi ont de quoi s’inquiéter s’ils se retrouvent un jour devant un juge.
Cyril Pocréaux : Cette proximité très forte entre l’État et le secteur pharmaceutique est aussi un système. Nos dirigeants ont beaucoup de mal à critiquer l’industrie pharmaceutique car depuis des décennies cette industrie et l’État travaillent étroitement ensemble, notamment sur l’évaluation des produits. C’est l’industrie pharmaceutique qui les teste, en lien avec l’Agence du médicament. Il y a des allers-retours permanents avec des gens qui passent de l’administration aux laboratoires et inversement. Tout ça crée une idéologie commune qui irrigue tout le milieu. La critique est d’autant plus tétanisée que cette industrie intervient sur trois piliers forts de nos sociétés : l’économie, la culture avec la recherche, et la santé. Et financièrement aussi, les industriels arrosent tout le secteur. Ils paient les professeurs de médecine dans des congrès (lire l’épisode 10 des Lobbyistes), financent leurs recherches, leur envoient des visiteurs médicaux pour vendre leurs produits. Cela crée un consensus qui n’est plus remis en cause.
250 millions vont être versés dans des fonds au profit de l’innovation, en partenariat avec la Banque publique d’investissement. Tout ceci alors que l’industrie pharma reverse des dividendes records à ses actionnaires.
Le gouvernement a annoncé une accélération de la mise sur le marché des nouveaux produits. Pourtant, les problèmes autour des médicaments sont de plus en plus nombreux…
F.R. : Dans le cas de la nouvelle formule du Levothyrox, comme pour la Dépakine, il aurait mieux valu un allongement ! Cette annonce, au nom de l’attractivité de la France à l’égard de l’industrie pharmaceutique, ne satisfait que les industriels. En même temps, Édouard Philippe a annoncé une hausse minimum des dépenses en matière de médicaments de 0,5 % par an dans les trois prochaines années. On aimerait que le budget des hôpitaux soit augmenté de la même manière ! 250 millions d’euros vont être versés dans des fonds au profit de l’innovation, en partenariat avec la Banque publique d’investissement. Tout ceci alors que l’industrie pharma reverse des dividendes records à ses actionnaires. Sanofi, par exemple, a reversé 6,6 milliards d’euros à ses actionnaires en 2016, dont 3,6 milliards sous forme de dividendes.
Quelles sont les conséquences de cette financiarisation de l’industrie pharmaceutique ?
F.R. : Avec la priorité donnée aux actionnaires, ce sont des médicaments qui ne sont plus trouvés, ni même cherchés ou qui ne seront pas produits. Et parfois cela donne des décisions comme celle sur la dengue, contre laquelle un vaccin a été trouvé, mais les pays émergents ayant été considérés comme des mauvais payeurs, plus de 300 millions de doses ont été détruites ! Et il y a bien sûr la question des médicaments défaillants mis sur le marché. Ils sont moins contrôlés et lancés rapidement pour être rentabilisés au maximum avant d’être génériqués.
Il y a une religion de l’innovation dans le secteur pharmaceutique. Les laboratoires promettent de très belles découvertes, ce qui justifie qu’on leur verse de l’argent public et qu’ils rémunèrent très fortement leurs actionnaires.
C.P. : Autre conséquence, les laboratoires suppriment des postes, en particulier des postes de chercheurs. Il faut douze ou quinze ans pour développer un bon médicament. Le reversement des dividendes ne peut pas se faire sur des temps de recherche classiques. Depuis une décennie, la tendance est à externaliser la recherche. Ils achètent souvent très cher des start-up ou des brevets à un stade très avancé. Le gros problème, c’est que ces molécules sont souvent de mauvaise qualité et ne sont d’ailleurs même pas développées. Mais qu’importe, ils mettent tout l’argent là-dedans, pour montrer à leurs actionnaires qu’ils cherchent un nouveau médicament miracle, notamment contre le cancer. Il y a une religion de l’innovation dans le secteur pharmaceutique, comme il y a une religion de la croissance à tout crin. Les laboratoires promettent de très belles découvertes, ce qui justifie qu’on leur verse de l’argent public et qu’ils rémunèrent très fortement leurs actionnaires pour financer cette course à l’innovation qui coûte terriblement cher. Beaucoup d’argent a aussi été mis dans la recherche du médicament contre Alzheimer. Ils pensaient trouver le graal mais ça n’a pas marché. Jusqu’à 300 millions d’euros par an ont été dépensés. Cette somme permettrait de recruter 7 000 aide-soignants supplémentaires, soit une personne supplémentaire par Ehpad en France. Où met-on le curseur entre l’humain et la molécule ? Ce sont de vrais choix politiques. Or les politiques ont complètement abandonné toute réflexion à l’industrie pharmaceutique.
On l’a vu avec le Levothyrox, dans ce système, les patients sont peu consultés et ont beaucoup de mal à se faire entendre. Que faudrait-il changer ?
F.R. : Il faut faire exister la démocratie sanitaire. Et aider les gens à reprendre en main leur santé. Aujourd’hui, les décisions sont prises entre l’industrie et le ministère. Sans préjuger du fond du dossier, la décision sur les onze vaccins est tombée d’en haut, sans discussion. Sur le Levothyrox, Merck et l’ANSM ont décidé de changer la formule du médicament sans à aucun moment demander l’avis des patients (lire l’épisode 5, « L’ambition cachée de Merck : la conquête du monde »). Les citoyens sont des assurés sociaux qui financent l’industrie ! Il faut leur donner une place au cœur du système, qui actuellement ne repose que sur les experts. Certains malades, certaines associations deviennent experts aussi. Quand c’est votre thyroïde qui pose problème et que tout votre corps va mal, vous vous intéressez au dossier de près. Les patients doivent être associés au fonctionnement de l’ANSM et des laboratoires. Et pas seulement en leur offrant des strapontins alors que tout le monde autour les ignore. Ils ont une fesse dessus et une en dehors.
Des dizaines de milliers de femmes souffrent de la nouvelle formule du Levothyrox et il a fallu qu’une actrice, Anny Duperey, parle pour que ça devienne un sujet ! La place des hommes et des femmes ordinaires doit être renforcée.
La parole des malades a aussi eu beaucoup de mal à être entendue après le changement de formule du Levothyrox…
F.R. : Il y a eu un déni total de leur parole. Ils ont raison d’être en colère ! La souffrance est double. D’abord la souffrance du corps à la suite de mauvaises décisions, qui devient une souffrance sociale car elle se répercute sur toute une famille (lire l’épisode 2, « “J’étais tellement mal que j’avais envie d’en finir” »). Puis une souffrance psychologique, presque politique, de ne pas voir sa parole reconnue. Tu sais, tu sens que tu vas mal, mais on ne t’écoute pas et, en guise de réponse, on noie le poisson avec un discours policé, conformiste. Des dizaines de milliers de femmes souffrent de la nouvelle formule du Levothyrox et il a fallu qu’une actrice, Anny Duperey, parle pour que ça devienne un sujet ! La place des hommes et des femmes ordinaires doit être renforcée dans beaucoup de domaines, mais dans la santé en particulier, il faut que les patients soient beaucoup mieux intégrés au système.
C.P. : L’un des seuls petits espaces où une démocratie sanitaire pouvait intervenir, les comités de protection des personnes, va être réformé, à la suite d’une proposition de loi d’un député, également actionnaire de Sanofi. Ces comités sont composés de bénévoles aux profils différents des experts habituels. Ils pouvaient apporter un regard différent sur les autorisations de mise sur le marché.
F.R. : Clemenceau disait que la guerre est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux militaires. On pourrait dire que la santé est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux seuls experts spécialistes des molécules. Dans tous les organes de santé, il faut faire rentrer des associations de patients, des politiques qui ne sont pas forcément médecins, ou encore des sociologues. On ne pose les questions de santé que sur le plan technique et cela arrange les laboratoires. Mais il y a beaucoup d’autres points de vue à apporter. Le fossé se creuse profondément entre ceux qui défendent un système verrouillé et ceux qui sont à distance, en dehors.
Pour changer le système, il faut aller vers une socialisation des laboratoires français, en y faisant entrer l’État mais aussi les associations de patients, de consommateurs, environnementales…
Que pensez-vous de la gestion par l’État des dernières crises sanitaires ?
F.R. : Sur la Dépakine, il y a eu un jugement mais Sanofi fait appel et refuse de participer à l’indemnisation des victimes. Il y a jusqu’à 30 000 enfants atteints… L’État, qui verse en plus de l’argent, notamment sous forme de crédit d’impôt recherche aux laboratoires, devrait intervenir, taper du poing sur la table ! Mais pouvoirs politique et économique ne sont plus qu’une seule et même chose. La ministre (Agnès Buzyn, ndlr) reprend les courriers envoyés par les avocats de Merck ou de Sanofi. Pour changer le système, il faut aller vers une socialisation des laboratoires français, en y faisant entrer l’État mais aussi les associations de patients, de consommateurs, environnementales… Ce n’est pas aux seuls financiers de décider quelles sont les priorités en matière de santé ni quels sont les médicaments à développer. Les grandes orientations de santé, ce sont les politiques et les citoyens qui doivent les fixer. Tout ce qui est de l’ordre de la santé est un bien commun.
Dans l’affaire du Levothyrox, l’agence du médicament a invoqué le secret des affaires pour ne pas diffuser des informations sur la nouvelle formule (lire l’épisode 13, « L’Agence du médicament se planque derrière le secret des affaires »). Qu’en pensez-vous ?
F.R. : Je ne suis pas étonné. Cette loi est la transcription d’une directive portée par le commissaire européen Michel Barnier et réclamée par les industriels de la chimie, Monsanto, Bayer ou encore DuPont. Ils en ont inspiré le premier jet et ont été présents à toutes les étapes de la construction du texte. Par la suite, le texte a un peu évolué mais le clou était mal planté dès le départ. Leur objectif est clair, ils veulent être le moins transparent possible sur leurs recherches, leurs données ou les conséquences des produits qu’ils fabriquent sur l’être humain et l’environnement. Que la première utilisation en France de ce principe arrive sur un médicament est dans la continuation logique du processus. Et la majorité En marche persévère. Le projet de loi de programmation sur la justice intègre des dispositions qui entraîneraient la non-publicité des débats lors de procès ou conduiraient à tronquer des jugements, toujours au nom du secret des affaires.