Faut-il interdire les Ehpad privés à but lucratif ?

Une infirmière aide une vieille femme à regagner sa chambre dans une maison de retraite.

Les députées Monique Iborra (LREM) et Caroline Fiat (France Insoumise) ont co-signé, en mars, un rapport lucide sur les établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes (Ehpad) en France. Elles réagissent à la diffusion, dimanche 7 octobre sur M6, du “Zone Interdite” consacré à ce sujet.

Chacune de leur côté, Monique Iborra et Caroline Fiat ont regardé Envoyé Spécial, il y a une dizaine de jours, et Zone interdite, ce dimanche. Auteures en mars d’un rapport sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les députées (LREM et France Insoumise) n’ignorent rien de la situation scandaleuse qui s’est installée en France dans ces établissements que l’on intègre désormais malgré soi… Pour l’une comme pour l’autre, ces reportages sont de nature à provoquer une nécessaire prise de conscience.

Est-ce que ces deux enquêtes vous ont permis de découvrir des situations dont vous n’aviez pas connaissance ?
Monique Iborra (M. I.) :
 Vous imaginez bien que quand des députés se déplacent dans un établissement, on ne leur montre pas tout. Lors de l’enquête en vue de notre rapport, nous ne nous étions pas arrêtées à ce que nous voyions, bien sûr. Nous avions interrogé des gens à l’extérieur. En outre, lors de ma mission flash (une mission parlementaire courte qui, souvent, colle à un sujet d’actualité, ndlr) à la rentrée 2017, j’avais effectué de nombreuses auditions, donc j’imaginais bien certaines situations. Je n’ignorais pas les problèmes de manque de personnel, mais pas à ce point. Ils ne sont pas aussi extrêmes partout. Mais même si un seul établissement était touché, ce serait inacceptable.

Qui sait si la soignante qui tient des propos déplacés dans le reportage de Zone Interdite n’en était pas à son huitième jour de 11 heures de travail d’affilée ?

On a le sentiment qu’il ne faut pas chercher longtemps pour trouver des situations scandaleuses. Comment expliquer que nous en soyons arrivés là ?
M. I. :
 Parce qu’avant notre rapport, personne ne disait les choses aussi clairement. Le problème du vieillissement était examiné sous le prisme financier, jamais sous les angles démographique, sociétal, ou humain. Par ailleurs, il y a une dizaine d’années, on a fermé des lits d’hôpitaux de longue durée, alors qu’en parallèle, les progrès de la médecine permettaient d’allonger la durée de vie — celle des femmes, surtout. Or on n’a pas cherché à adapter l’organisation de ces établissements à leur fréquentation toujours plus grande… Au début, les gens faisaient le choix de venir dans ces établissements. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les Ehpad sont la dernière étape de leur parcours : les pensionnaires y restent deux ans et cinq mois avant d’y décéder. Ils sont en perte d’autonomie, souffrent de pathologies multiples, et nécessitent un accompagnement humain. Au niveau des accompagnants directs des patients  – les infirmières et les aides-soignantes – on trouve parfois seulement 24 personnes pour 100 pensionnaires. Alors qu’il faudrait déjà, au minimum dans les Ehpad privés commerciaux, arriver à 49… Ce manque de personnel est un problème aigu.

C. F. : Dans nos établissements, publics comme privés , il y a en moyenne 26 soignants pour 100 résidents. Aux Pays-Bas, le ratio est de 120 sur 100. Au Danemark, il est de 100 sur 100. Dans des établissements privés à but lucratif, il m’est arrivé de manquer de changes pour des patients souffrant de gastro, par exemple ; si vous voulez couper les ongles des personnes âgées, vous devez acheter votre coupe-ongles vous-même. Dans le public aussi, c’est difficile, mais pas parce qu’on doit se rationner sur le dentifrice ou l’eau de toilette ; parce qu’il n’y a pas assez de personnel.

Y a-t-il un manque de régulation des Ehpad privés commerciaux ?
M. I. :
 Il faut voir l’histoire qui s’est déroulée avant nous — quel qu’ait été le gouvernement. On a encouragé le secteur privé à investir et construire des maisons de retraite, souvent des établissements quatre étoiles. Que les investissements aient été principalement consentis par les privés commerciaux, tous les gouvernements l’ont admis. Or aujourd’hui, la qualité d’accueil de ces établissements n’est pas supérieure à celle que l’on trouve ailleurs ! Quand, à Elise Lucet dans Envoyé Spécial, la déléguée sur Synerpa (le syndicat des établissements et résidences pour les personnes âgées, ndlr) dit que les maisons de retraite privées ont investi dans la télémédecine, c’est faux ! C’est le gouvernement qui a décidé que la télémédecine ferait l’objet d’expérimentations — après ma mission flash, justement. La présence obligatoire d’infirmières la nuit, c’est aussi un résultat de cette mission ! Il me paraissait inadmissible qu’une personne puisse décéder la nuit parce qu’elle n’aurait pas pu être prise en charge…

C. F. : Cela fait un an que je répète haut et fort qu’on ne devrait pas avoir le droit de faire du profit sur l’humain. Cet esclavage moderne, ce n’est pas pensable. Lorsque nous sommes allées au Danemark, un pays pourtant ultralibéral, les personnes que nous avons rencontrées étaient choquées d’apprendre qu’en France, on pouvait gagner de l’argent sur les personnes âgées.

Au Danemark, (…), les personnes que nous avons rencontrées étaient choquées d’apprendre qu’en France, on pouvait gagner de l’argent sur les personnes agées.

Ne peut-on pas imposer à ces établissements des investissements minimum en personnel, en matière de nourriture, en fournitures hygiéniques, etc. ?
M. I. : 
C’est très contesté, surtout par le secteur privé commercial… Mais on pourrait lui demander d’augmenter le nombre de personnels. On peut aussi demander davantage de contrôles de la part des agences régionales de santé, ou les conseils départementaux.

C. F. : Pour cela, il faudrait une décision du gouvernement : tant qu’on n’interdira pas les Ehpad à but lucratif, où moins on lave les résidents, moins on les change, moins ils mangent et plus ils sont rentables, on ne trouvera pas de solution. A la remise de notre rapport, lorsque nous avons demandé à la ministre de la santé d’imposer un ratio de 60 soignants pour 100 patients, elle nous a répondu que la France n’avait pas les moyens de combattre cette maltraitance institutionnelle.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?
M. I. : 
Parce qu’il y a encore peu de temps, on ne parlait pas de ce sujet. Jusqu’au rapport (diversement apprécié, d’ailleurs…), et les reportages dans la presse ou à la télévision, on avait du mal à le mettre sur la table. Quand j’ai demandé cette mission d’information sur les Ehpad, c’est la commission des affaires sociales qui s’en est saisie ; pas un ministère quelconque… Le problème de la fin de vie, de la dépendance et du vieillissement ne figurait pas dans le programme d’Emmanuel Macron. Or une loi est désormais prévue avant la fin de 2019, ce n’est pas rien ! Je ne m’y attendais pas, et l’on ne peut pas encore préjuger de ce qu’il y aura dedans. Nous verrons si nous sommes à la hauteur de l’enjeu.

C. F. : Parce que les équipes des agences régionales de santé, par exemple, ne sont pas assez nombreuses pour mener des contrôles.

Quelles seraient les trois mesures les plus urgentes selon vous ?
M. I. : 
D’abord, ne plus faire de bricolage — aménager l’existant ne suffira pas. Ainsi il faudra se demander quel type de prise en charge nous voulons pour nos vieux, collectivement. Ensuite il faudra poser la question du financement, puis celle de la gouvernance. Aujourd’hui, entre le financement par la sécurité sociale, les ARS (agences régionales de santé), les conseils départementaux, l’administration centrale, personne ne sait qui paie quoi. Il y a perte d’argent, perte d’énergie et perte d’intérêt. Si le système était plus transparent, la démocratie y gagnerait.

C. F. : Interdire les Ehpad privés à but lucratif. Instaurer un ratio minimal de 60 soignants par résidents. Donner aux établissements publics ou privés à caractère associatif les moyens financiers nécessaires.

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