Connu pour ses prises de position opiniâtres en faveur du droit au logement et sa défense inlassable des exclus et du droit à la différence, Albert Jacquard n’a rien d’un doux rêveur ni d’un humanitaire bêlant.

Sa critique du capitalisme ne relève pas de la pose mais s’appuie sur une vaste connaissance des phénomènes économiques et sur son expérience du monde de l’entreprise où il a, en tant que jeune polytechnicien, exercé des responsabilités opérationnelles. Homme de dialogue, qui rencontre régulièrement des chefs d’entreprise dans le cadre des clubs de l’Association Progrès du management (APM) – dont il est un intervenant fidèle -, Albert Jacquard est persuadé que seule la diffusion des savoirs peut faire évoluer les mentalités et les comportements. Il s’y emploie dans le dialogue qui suit.

Quel regard portez-vous sur notre monde économique de ce début de XXIe siècle?

On perçoit aujourd’hui l’absurdité de la logique capitaliste poussée jusqu’à son terme. A l’origine, le capitalisme était conçu comme un système devant apporter progressivement le bien-être à tous. Et il est vrai que, lentement, au cours du XIXe siècle puis de la première moitié du XXe siècle, les nations qui avaient adopté ce système économique ont vu leur niveau de vie s’améliorer. Après la Seconde Guerre mondiale, durant ces années qu’on a appelées les Trente Glorieuses, les progrès techniques se sont encore accélérés, mais les besoins des individus étaient si grands qu’ils garantissaient le maintien du plein-emploi… L’ascenseur social fonctionnait pour tout le monde.

C’est donc ensuite que la situation s’est gâtée?

Oui. Après la progression rapide de productivité qui avait caractérisé les années 1950 et 1960, tout le monde s’attendait à un ralentissement. Mais, contrairement aux prévisions, c’est une nouvelle accélération qui s’est produite. Partout, des ordinateurs et des robots ont pris la place des hommes. Dans une société menée par la compétition, la machine a remplacé l’homme, et l’homme n’a plus d’utilité. Il n’est même plus nécessaire d’exploiter les travailleurs, il suffit de se passer d’eux. A l’exploitation a succédé l’exclusion.

A vous entendre, la compétition, qui régit aujourd’hui les rapports entre acteurs économiques et une grande partie des rapports humains, ne serait pas une bonne chose?

C’est une pure folie! L’idée selon laquelle, dans chaque secteur, dans chaque discipline, il faut qu’il y ait un premier, un deuxième et un troisième est une aberration. La compétition, c’est la volonté d’être meilleur qu’autrui, de le dépasser. Quitte à tout faire pour le détruire. Dans le domaine du sport, la compétition engendre le dopage, les pots-de-vin. Elle transforme des êtres humains en une nouvelle espèce, intermédiaire entre les humains et les monstres. Dans le domaine économique, elle génère les escroqueries, les actions malveillantes ou agressives entre sociétés concurrentes… Je suis absolument contre la compétition. En revanche, je suis absolument pour l’émulation.

Quelle différence faites-vous entre compétition et émulation?

Contrairement à la compétition, l’émulation sollicite les meilleurs instincts humains. Chacun se compare aux autres et se réjouit de trouver quelqu’un qui est meilleur que lui, puisque cet autre va l’aider à progresser. C’est un jeu où chaque individu cherche avant tout à se dépasser. Il n’y a rien de plus beau que le sport sans compétition, où les participants cherchent à donner le meilleur d’eux-mêmes. Franchement, est-ce que courir le 100 mètres en moins de 10 secondes, ou gagner contre telle équipe peut être un idéal humain? Dans ce domaine comme dans d’autres, nous aurions beaucoup à puiser dans la sagesse des Africains. Un exemple : il existe à Dakar un club de rugby qui se nomme « S’en fout du score ». Ce n’est pas magnifique, ça?

Comment mettre en oeuvre cet idéal d’émulation dans le domaine économique?

Un chef d’entreprise qui adopte cette démarche va observer ce que font ses pairs, en éprouvant vis-à-vis de ceux qui ont de meilleures pratiques, non pas de la jalousie, mais de l’admiration. Il va essayer de s’approprier ces pratiques pour progresser lui-même, faire progresser son entreprise et ses salariés. Je dirais aux patrons: « Jouez le jeu, mais ne comptez pas les points. Votre mission, c’est de donner du travail à vos collaborateurs. Pas de détruire vos concurrents, et donc l’emploi ailleurs. »

C’est bien beau, mais les chefs d’entreprise ont-ils le choix? Peuvent-ils faire autrement que de se soumettre aux lois du libéralisme?

Il est clair que, tant que la loi du marché prédominera, on ne pourra pas espérer d’importants progrès sociaux. Quelques acteurs économiques vertueux ne pourront jamais, à eux seuls, renverser la donne. Passer d’un environnement de compétition à un environnement d’émulation nécessite l’intervention d’une autorité de régulation supérieure, qui ne saurait être que l’Etat. Ce dernier doit fixer des limites, dire quels comportements sont admissibles de la part des entreprises et lesquels ne le sont pas, et sanctionner ceux qui dépassent les bornes. On ne peut pas tolérer qu’une société de transport pousse, au mépris de la loi, ses chauffeurs à rouler quatorze heures par jour, au risque qu’ils se tuent et tuent d’autres êtres humains. Ce n’est là qu’un exemple parmi des centaines.

De quelle manière envisagez-vous que puisse s’opérer ce retournement des mentalités ? Par une réforme, une révolution?

La voie idéale est évidemment celle de la réforme. Malheureusement l’histoire a montré qu’elle réussit rarement, surtout dans notre pays. Quant à la révolution, je ne la souhaite pas, car elle se fait dans la violence, donc au détriment de l’homme. Je crois que la meilleure solution consiste à instiller de la mauvaise conscience dans la tête de nos décideurs, jusqu’à ce que la dose de mauvaise conscience accumulée génère en eux une honte difficile à supporter et les pousse à agir.

Pensez-vous vraiment que notre société puisse aller vers un mieux-disant social? N’est-ce pas irréaliste?

Irréaliste, c’est ce que l’immense majorité des gens prétendument raisonnables a toujours dit de n’importe quel progrès social avant qu’il entre en application ! Quand le travail des enfants a été interdit, quand la journée de travail a été limitée à quatorze heures, quand les salariés ont eu droit à un jour de repos par semaine, quand les premiers congés payés ont été créés… A chaque fois, la suite a montré que ce n’était pas irréaliste, puisque cela s’est fait sans provoquer les catastrophes majeures qu’annonçaient les Cassandre.

Depuis peu, certains Etats imposent des normes de développement durable et on voit de plus en plus d’entreprises reprendre à leur compte ce type de discours. Qu’en pensez-vous?

Evidemment, s’il s’agissait d’une hypocrisie, d’un gadget, ce serait scandaleux. Mais je préfère faire l’hypothèse inverse. Je pars du présupposé positif que la généralisation des discours et des comportements axés autour de la préservation de l’homme et de la planète témoigne d’un certain recul du libéralisme.

Vous êtes très critique vis-à-vis du processus de compétition. Pourtant vous en êtes vous-même issu, puisque vous avez fait Polytechnique…

Effectivement, je suis un pur produit du système élitiste des concours des grandes écoles, mais je crache dessus ! Il faudrait supprimer tous les concours. Le principe d’un concours, c’est : « Monsieur Dupont a de meilleures notes que monsieur Durand. » Cela ne garantit pas que monsieur Dupont ait les aptitudes nécessaires pour exercer ultérieurement tel ou tel métier, ni que monsieur Durand n’en soit pas capable. Et qu’on ne me dise pas qu’il y a une justice dans les concours: il suffit de voir à quelles catégories sociales appartiennent les candidats sélectionnés…

Si on supprimait ces concours, par quoi pourrait-on les remplacer?

Par des examens, tout simplement. L’examen permet de vérifier qu’une personne possède les connaissances et les compétences requises pour exercer un certain métier, remplir une certaine fonction. Notre drame, en France, c’est que le système des grandes écoles dévalorise mécaniquement les universités. Dans tous les pays qui fonctionnent sans grandes écoles – et ils sont nombreux -, les diplômés d’universités bénéficient d’une bien meilleure reconnaissance. Si un jeune Américain dit qu’il sort de Harvard, tout le monde voit de quoi il s’agit. Si un jeune Français dit qu’il sort de Paris I ou de Paris VI, cela n’intéresse personne. Tout le monde s’en fout… !

A vous entendre, on pourrait croire que vous n’avez rien appris du tout à Polytechnique…

J’y ai très peu appris. Sur ce point, depuis que j’en suis sorti, il semble que les choses aient changé. En revanche, on continue à faire défiler les étudiants au pas. Pendant des heures et des heures, on leur apprend à marcher au pas, c’est-à-dire à se soumettre. A des jeunes gens qui devraient avoir pour mission de construire la société de demain. Or, pour construire, il ne faut pas être soumis. Je l’ai dit aux plus hautes autorités de l’Etat et je le répète : une nation qui se respecte ne fait pas défiler au pas des individus sur lesquels elle compte pour dessiner son avenir.

Source : L’express