Et si le temps des bâtisseurs de «cathédrales nucléaires» était révolu? Et si celui d’une révolution énergétique tournée vers la production d’électricité propre sans risque radioactif était venu? A la veille des arbitrages cruciaux que s’apprête à rendre le gouvernement sur le sujet, Erwan Benezet pose d’emblée la question qui fâche le camp de l’atome, actuellement en pleine offensive pour obtenir la construction de nouveaux réacteurs EPR. Journaliste au Parisien où il tient la rubrique énergie, ce spécialiste semble avoir acquis la conviction qu’il fallait«éteindre le feu nucléaire», et a décidé d’en faire la démonstration dans un livre bien étayé.

Nucléaire: une catastrophe française n’est pourtant pas un tract «anti» aligné sur les positions de Greenpeace. Il s’agirait plutôt d’une entreprise de désenfumage visant à lever l’épais brouillard dont aime à s’entourer le complexe nucléaire français. L’objectif de l’auteur est de permettre à tous les citoyens de faire entendre leur voix en connaissance de cause, au moment où le pays se trouve «dans un même moment charnière que celui survenu dans les années 60» quand il s’est agi de lancer le programme nucléaire civil. Car malgré de débat public qui a précédé la préparation de la fameuse «PPE» (programmation pluriannuelle de l’énergie), l’affaire semble déjà entendue: en fait d’annonces «historiques» brandies il y a peu par Emmanuel Macron, l’Etat actionnaire ne contrariera sans doute pas les intérêts d’EDF et de toute une filière qui détient les clés de la bombe et fait travailler 200 000 personnes en France. L’électricien a tout juste consenti à fermer Fessenheim, la plus vieille de ses centrales qui a atteint sa limite d’âge théorique de quarante ans.

Et il a déjà fait savoir qu’il ne voulait pas arrêter de nouveaux réacteurs avant 2029. Depuis des mois, son PDG, Jean-Bernard Lévy, mène un intense lobbying souterrain pour obtenir la construction de deux ou trois paires d’EPR qui prendront le relais des centrales en fin de vie qui fermeront à cette date. Argument massue: le nucléaire c’est zéro CO2, l’atome c’est bon pour le climat. Pas faux. Mais c’est faire peu de cas du risque d’accident et du cauchemar des déchets ultra-radioactifs qui s’entassent à La Hague en attendant leur tombeau de Bure.

Exception anachronique?

Mais de tout cela, les Français ne savent rien ou presque. Ou ils ne veulent pas savoir d’où vient leur électricité tant qu’elle reste inépuisable et bon marché, la grande promesse de cette énergie prométhéenne. A peine sont-ils au jus que leur pays est le plus nucléarisé au monde, avec 58 réacteurs à eau pressurisée édifiés sur dix-neuf centrales réparties sur tout le territoire. Près de 75% de notre électricité vient toujours de l’atome. Mais la France n’est-elle pas en passe de devenir une exception anachronique au moment où de nombreux pays décident «d’en sortir» pour prendre le vent nouveau des énergies renouvelables? Après les trois catastrophes de Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011), et celles dont on a moins parlé, les autorités françaises n’ont jamais dévié de ligne: ces «accidents» se sont produits «ailleurs». Comprendre «ils se sont produits parce que justement c’était ailleurs», et rien de tout cela évidemment n’est possible au pays du «nucléaire le plus sûr au monde». Aussi sûr que le nuage de Tchernobyl s’est arrêté à nos frontières en 1986, n’est-ce pas?

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Pourtant, constate Erwan Benezet, les temps changent et le bunker français de la raison d’Etat atomique se fissure. En 2017, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Pierre-Franck Chevet, a lui même affirmé que «le risque d’un accident nucléaire majeur ne peut être exclu nulle part, y compris en France». Et Greenpeace a pointé les failles de sécurité des centrales nucléaires françaises face au risque terroriste par ses intrusions spectaculaires sur les centrales de Cruas (Ardèche) et Cattenom (Moselle). Et l’auteur de rappeler que le coût financier d’une telle catastrophe a été estimé à plus de 430 milliards d’euros, soit 20% du PIB français par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Sans parler du coût humain…

Faillite

«Des alarmes retentissent en tous points», mais le patron EDF n’en a cure, lui qui voit le pays s’équiper «de trente à quarante réacteurs de type EPR» entre 2030 et 2040, alors que son groupe peine à finir de construire la tête de série de Flamanville (Manche). La mise en service a été repoussée à 2020 après la découverte de nouveaux problèmes de soudure. Et le premier EPR français cumule déjà huit ans de retard pour un coût qui a plus que triplé, à 11 milliards d’euros. Des falsifications du Creusot aux malfaçons de Flamanville… Tout un symbole de la déroute du nucléaire français, qui laisse désormais planer «le spectre d’une faillite». Car EDF, n’est pas «to big to fail» après la déconfiture de Westinghouse et Toshiba, estime l’auteur.

Au bout du compte, Erwan Benezet ne peut que constater l’impasse. Même s’il produit une incomparable quantité d’énergie à la demande, le nucléaire ne supporte plus la comparaison face aux renouvelables, dont l’électricité est pourtant intermittente et difficile à stocker. Car l’atome doit compter avec l’inflation de ses coûts de démantèlement et ceux du retraitement des déchets radioactifs, quand l’éolien et le solaire deviennent enfin des énergies compétitives. «Alors stop ou encore?», interroge Benezet. Le gouvernement s’apprêterait à donner son feu vert à au moins un nouvel EPR, à condition que Flamanville entre enfin en service. Un début de réponse qui désolera tous ceux qui pensent qu’il est désormais temps d’arrêter de «jouer avec le feu nucléaire ».

 Nucléaire : une catastrophe française, Erwan Benezet, Fayard.

Jean-Christophe Féraud