Les « Implant Files », enquête exceptionnelle sur l’aveuglement du système de contrôle des implants médicaux

Editorial. Lorsque la réglementation lèse l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers, c’est le rôle et l’utilité du journalisme de le dévoiler.

Par Jérôme Fenoglio Publié hier à 20h00, mis à jour à 08h40

Temps deLecture 3 min.

Editorial du « Monde ». « Implant Files » est le résultat d’un travail journalistique coordonné par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et l’œuvre collective de quelque 250 journalistes de 59 médias internationaux qui ont enquêté, pendant plus d’un an, sur le monde trouble des dispositifs médicaux implantables – prothèses mammaires, pacemakers, stents, implants contraceptifs, etc.

Exceptionnelle, cette enquête ne l’est pas seulement par les moyens journalistiques mis en œuvre. Elle l’est aussi, et surtout, dans son intention et sa démarche. C’est la première fois que des médias internationaux forment une alliance aussi vaste, non pour exploiter et analyser une fuite de documents confidentiels, mais pour tenter de construire, ensemble, une ressource documentaire qui fait défaut : la cartographie des dégâts provoqués par ces outils peu, et parfois presque pas, réglementés.

Car, si les bénéfices de ces instruments thérapeutiques sont bien mis en avant par leurs fabricants, leurs risques demeurent, eux, maintenus dans une confortable pénombre. Le résultat de notre enquête suggère que ces risques sont pourtant considérables et gravement sous-estimés. L’exploitation des données publiques, aux Etats-Unis, indique que, en dix ans, le nombre d’incidents liés à ces outils approche des cinq millions et demi, avec comme conséquence près d’un million et demi de blessés et plus de 80 000 morts. Et tout indique que seule une petite fraction des dommages réels, sans doute moins de 10 %, est dûment enregistrée.

En Europe, et notamment en France, la situation est plus inquiétante encore : l’absence de suivi rigoureux des incidents, l’opacité du recueil d’informations ou la non-publicité des données recueillies rendent impossible toute évaluation sérieuse des risques liés à ces implants. Cette cécité n’est pas le fruit du hasard. Le moindre smartphone mis sur le marché dispose d’un identifiant unique et peut être retrouvé à peu près partout sur Terre, mais il est impossible de savoir combien de ces dispositifs médicaux – et lesquels – sont aujourd’hui implantés dans la population française.

Le récit : « Implant Files » : un scandale sanitaire mondial sur les implants médicaux
Radiographie d'un stimulateur cardiaque
Radiographie d’un stimulateur cardiaque IStock / ljiljana2004

« Implant Files » le montre : au niveau européen, c’est l’ensemble de la réglementation régissant ces instruments qui se révèle dysfonctionnel. Les quelques scandales qui surviennent de temps à autre dans l’actualité (prothèses mammaires PIP, implants contraceptifs Essure, etc.) ne sont pas le résultat de fraudes isolées et imprévisibles, mais au contraire les conséquences logiques d’un système réglementaire défectueux. Quant aux timides avancées un temps envisagées au niveau communautaire pour mieux protéger les patients, elles ont été sapées par un lobbying agressif, auquel la Commission européenne s’est montrée singulièrement perméable.

Ce n’est pas tout. L’absence de suivi rigoureux des incidents, l’opacité de leur recueil ou la privatisation des données de surveillance s’ajoutent à un système de mise sur le marché, lui aussi profondément problématique. Le conflit d’intérêts y est une norme de fonctionnement. Dossiers incomplets déclarés recevables, défaut d’études sérieuses préalables à la délivrance des autorisations : en la matière, l’incurie des pouvoirs publics est accablante. Songeons que le point de départ de l’enquête « Implant Files » est un implant vaginal factice, bricolé par une journaliste néerlandaise à partir d’un morceau de filet à mandarines, qui a néanmoins rempli tous les critères pour être mis sur le marché.

La situation en France : « Implant files » : les incroyables lacunes de la surveillance en France

En matière de santé plus que sur tout autre sujet, les médias sont tenus à un devoir de traitement nuancé de l’information. Notre enquête ne fait pas exception. Il faut donc le rappeler avec force : dans de nombreuses situations, certains de ces dispositifs implantables se révèlent bénéfiques, parfois vitaux. C’est indéniable. Mais comment évaluer la balance bénéfice-risques, lorsque les risques sont occultés ? Comment réguler sans connaître ? Il ne s’agit donc pas pour le journalisme de se substituer à l’expertise, mais au contraire de mettre au jour un défaut d’expertise impartiale.

Lorsque, derrière le paravent du jargon et de la complexité technique, la réglementation dérobe à la société son droit à la délibération, à un choix éclairé, et qu’elle lèse l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers, c’est le rôle et l’utilité du journalisme de le dévoiler.

Ce qu’il faut savoir sur l’enquête « Implant Files »

Les « Implant Files » désignent une enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et 59 médias partenaires, dont Le Monde.

  • Au cœur de l’enquête : les dispositifs médicaux. Plus de 250 journalistes ont travaillé sur les incidents occasionnés par ces outils censés aider les patients (de la pompe à insuline aux implants mammaires en passant par les pacemakers ou les prothèses de hanche).
  • Une absence de contrôle. Ces dispositifs médicaux bénéficient facilement du certificat « Conformité européenne » permettant de les vendre dans toute l’Europe… Et ce, quasiment sans aucun contrôle.
  • Un bilan de victimes très opaque. Seuls les Etats-Unis recueillent de manière détaillée les incidents relatifs à ces dispositifs médicaux. La base américaine compte 82 000 morts et 1,7 million de blessés en dix ans. En Europe, ces informations sont inexistantes, faute de « remontée » systématique et de contrôle.

Retrouvez tous nos articles sur l’enquête « Implant Files » dans cette rubrique.

« Implants Files » |Depuis 20 ans, les incidents liés aux implants remontent vers un registre hébergé par l’Agence française de sécurité du médicament. Problème : cette base de données est approximative et inexploitable.

3 septembre 2018 : Agnès Buzyn reçoit à l'ANSM le rapport sur l’amélioration de l’information des usagers et des professionnels de santé sur le médicament
3 septembre 2018 : Agnès Buzyn reçoit à l’ANSM le rapport sur l’amélioration de l’information des usagers et des professionnels de santé sur le médicament Crédits : Luc Nobout – Maxppp

Le nom fait rêver : MRVeille, comme une merveille. C’est ainsi que se nomme le registre de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé). Il répertorie tous les incidents relatifs aux dispositifs médicaux, dont les implants, que les fabricants ou les établissements de santé signalent depuis 1998. Cette base enregistre la date de déclaration de l’incident et celle de sa survenue, le nom de l’implant en cause, de son fabricant, le type d’incident, et les mesures de correction qui ont été prises. C’est un indicateur majeur qui permet d’alerter lorsque certains implants dysfonctionnent, et d’orienter les décisions de l’Agence nationale de sécurité du médicament. C’est cette base, forte de 181 853 déclarations d’incidents, qu’après de longues et âpres discussions, la cellule investigation de Radio France, Le Monde et Premières lignes (Cash investigation) ont finalement pu se procurer en juillet dernier auprès de l’ANSM, pour le compte du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ). Son contenu nous a alors stupéfaits…

Une base de données incomplète

Cet outil essentiel dans le suivi de la sécurité des patients français souffre de nombreuses anomalies :

  • 28 560 déclarations ne donnent aucune explication sur la nature de l’incident. Les lignes du tableau sont tout simplement vides.
  • 2 282 déclarations d’incidents ne sont pas datées. Il n’est donc pas possible d’identifier le moment où l’incident s’est produit.
  • Alors que les déclarations sont généralement censées être effectuées 48 heures après un incident, 7 398 signalements ont été effectués un an ou plus après qu’ils ont eu lieu. Dans un cas, la déclaration a même été faite huit ans après l’incident !
  • Dans le même ordre d’idée, de nombreuses déclarations ont une date postérieure à la transmission de la liste par l’ANSM. Nous avons même identifié quatre déclarations postdatées de 2019 !
  • On peut enfin s’interroger sur la réactivité des autorités sanitaires, puisque 125 514 de ces incidents n’ont débouché sur aucune décision.

« Cela nous a paru inquiétant”, relève Chloé Hecketsweiler, journaliste au Monde qui s’est chargée de ce dossier au sein de notre équipe. “On imaginait qu’il y avait en France un outil informatique sophistiqué qui permettait d’avoir un système d’alerte. Or ce n’est pas du tout le cas. »

L’ANSM reconnaît une défaillance dans le suivi des incidents

Jean-Claude Ghislain, expert de la question à l’ANSM, reconnaît une défaillance dans le suivi des incidents. « C’est vrai qu’il y a des déclarations tardives. Il est clair qu’il n’y a pas encore une pratique du signalement totalement parfaite en France, et je ne sais pas si ça le sera d’ailleurs facilement un jour. » Il tempère cependant. « On s’est donné les moyens avec un réseau d’améliorer le système. Si vous regardez le nombre de signalements qui nous remontent chaque année, ils sont en constante augmentation, ce qui laisse espérer que les choses s’améliorent déjà. » Pour la ministre de la Santé, le problème viendrait des médecins : “Ce qui dysfonctionne, c’est la conscience qu’ont les professionnels de déclarer les événements” explique-t-elle. “L’agence ne peut fonctionner qu’avec les signaux qui lui remontent”. Surprenant, lorsque l’on sait que ces déclarations sont obligatoires…

Bientôt une base européenne mais pas forcément publique

Une autre base, européenne, appelée EUDAMED est en préparation. Comme le registre de l’ANSM, elle pourrait ne pas être publique. Bruxelles doit se prononcer d’ici fin 2019. Selon une source officielle à la Commission européenne, qui s’est confiée à l’un des membres de notre équipe, « ces incidents ne devraient pas être rendus publics. Nous devons faire attention de n’effrayer personne ». L’opacité pourrait donc rester de mise en Europe. Une attitude étonnante lorsqu’on sait qu’outre Atlantique, MAUDE, la base créée aux États-Unis par la Food and Drug Administration est, elle, accessible à tous.

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