Dans l’Aude, trois enfants empoisonnés à l’arsenic, l’ancienne mine de Salsigne accusée

18 JUIN 2019 PAR PHILIPPE MOTTA

Trois enfants de la vallée de l’Orbiel (Aude), qui reçoit eaux et poussières de l’ancien site minier, ont révélé, après analyse, des taux d’arsenic qui justifient leur suivi par un centre antipoison. D’autres analyses sont en cours. La colère gronde chez les parents qui, depuis plusieurs années, réclament que l’État agisse.

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Dans l’Aude, dans la vallée polluée de l’Orbiel, au pied de l’ancienne mine de Salsigne qui suinte des métaux lourds depuis plusieurs décennies, et qui a été ravinée en octobre dernier par une crue, trois enfants ont été soumis à des analyses d’urine après avoir développé des symptômes suspects laissant redouter une intoxication à l’arsenic. Pour chacun d’entre eux, les résultats, obtenus par Mediapart, révèlent des taux suffisamment élevés pour justifier qu’ils soient désormais pris en charge par le centre antipoison du CHU de Toulouse.

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Spécialistes mondialement reconnu, Jean-François Narbonne, bio-chimiste, professeur et chercheur en toxicologie, et André Picot, toxicochimiste, chercheur honoraire au CNRS, ont pu se pencher sur les analyses. Le premier parle d’une « surexposition évidente », et le second évoque « une situation extrêmement préoccupante », avant d’enfoncer le clou : « On ne peut pas rester dans une situation pareille. »

Cette annonce inflige un camouflet cuisant à l’Agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie – contactée par Mediapart, elle n’a pas donné suite. En dépit de relevés qui attestent de la présence d’arsenic et de métaux lourds tant dans les sols que dans les eaux, l’Agence s’entête avec application à repousser la mise en œuvre d’une enquête de santé publique que la population réclame depuis plusieurs années.

Il est vrai que l’ARS est confortée dans ses atermoiements par la préfecture de l’Aude qui, questionnée par Mediapart, répond qu’elle n’est pas au courant des analyses sur les trois enfants, et qui s’abrite derrière les relevés du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et les évaluations de la Direction régionale de l’environnement (DREAL). Celles-ci reconnaissent une pollution, mais estiment que l’état de l’air, de l’eau et des sols ne saurait légitimer une quelconque inquiétude.

Dans une « Notice d’information » rendue publique le 11 juin, concernant la qualité de l’air dans la vallée, la préfecture se réfère à une étude de la Direction générale de la santé rendue en… 2009 pour estimer qu’« il n’est pas nécessaire de demander une expertise supplémentaire à l’Inéris [Institut national de l’environnement industriel et des risques] car cette modalité d’exposition est devenue négligeable depuis l’arrêt des activités industrielles ».

Quant à la qualité des eaux et des sédiments, la préfecture fait valoir que des analyses effectuées par le BRGM, diligenté peu après les inondations d’octobre, garantissent que « la crue n’a globalement pas eu d’impact sur la qualité des eaux superficielles […]. Néanmoins cela ne permet pas d’exclure que très localement une certaine dégradation de la qualité des sédiments ait pu avoir lieu […] sans pour autant que cela ait été confirmé »… Un démenti aux relevés effectués par un expert indépendant pour le compte de La Dépêche du Midi, qui avait enregistré un taux d’arsenic 2,8 fois supérieur aux normes.

Cependant, et dans l’attente de données plus fiables, le préfet ne devrait pas rester longtemps sourd à l’effroi qu’a provoqué l’annonce de ces résultats chez les parents d’élèves de l’école de Lastours, un village situé à l’aplomb de l’ancienne mine, et fréquentée par les trois enfants concernés par ces analyses alarmantes.

Une mère d’élève, qui souhaite garder l’anonymat, et se faire appeler « Sophie », explique ce qui est arrivé à son enfant de 4 ans qu’elle nous demande de nommer Martin : « Au mois de mars, il avait des maux de ventre que le docteur n’arrivait pas à identifier. C’est moi qui ai pensé à demander une analyse pour l’arsenic. Je sais qu’il y en a dans la région, et après les inondations, je me suis méfiée. »

De fait, son pressentiment s’est révélé juste. Les analyses d’urine du jeune Martin ont fait apparaître un taux de 12 microgrammes (µg) d’arsenic inorganique par gramme de créatinine (AS/Créatinine), qui hisse son enfant au-delà du seuil d’exposition admis en France, à 10 µg.

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Dès qu’elle a eu connaissance de ces résultats, Sophie en a parlé aux parents d’élèves de l’école de Lastours, où est scolarisé son fils. Sa situation a immédiatement fait écho pour Cindy et Denis Morel, désemparés depuis trois ans de voir leur fils Lucas, 7 ans, souffrir de maux aussi violents qu’insolubles.

Dès 2016, et donc bien avant la crue d’octobre dernier, alors qu’il vient d’avoir 4 ans, Lucas commence à être victime de violents maux de tête. Selon le récit de ses parents, le médecin généraliste n’a pas d’explication et prescrit du paracétamol. Puis, à ces souffrances s’ajoute une toux sèche et irritante ; viennent ensuite les insomnies et des changements d’humeur et de comportement. Le généraliste renvoie vers des spécialistes : neuropédiatre, pneumologue, ORL, ophtalmologue. Toujours rien, d’après la famille de Lucas. Fin 2018 apparaissent de très violents maux de ventre : « Il se mettait en position du fœtus, on ne pouvait pas le toucher tellement il souffrait », se souvient Denis. Lucas sera même hospitalisé, un temps, à Carcassonne. Sans que la cause ne soit identifiée.

« Ces valeurs sont considérables pour des enfants ! »

C’est Cindy Morel qui, le 29 mai dernier, prendra l’initiative d’un test urinaire destiné à détecter la présence d’arsenic. Les résultats sont tombés le 11 juin. Lucas affiche un rapport AS/créatinine de 20 µg/g. Les urines de son frère aîné, Benoît, 9 ans,  sont également testées et révèlent un rapport de 15 µ/g.

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« Ces valeurs sont considérables pour des enfants ! » s’exclame le professeur Jean-François Narbonne. « Certes, il n’y a pas en France de valeur sanitaire légale. Nous avons en revanche un indice d’exposition autour de 10 µg et, au-delà, on parle d’un indice de contamination. La nomenclature américaine définit un seuil de précaution et un seuil d’alerte, respectivement situés entre 15 µg et 20 µg. Mais ces quantifications n’ont rien d’officiel, ce sont des repères qui doivent être interprétés », plaide-t-il.

Mais il est certain de pouvoir avancer que, selon lui, « ces enfants ont clairement dépassé le seuil de surexposition. Leurs taux correspondent à des valeurs limites égales à l’exposition professionnelle d’un adulte ».

Le professeur André Picot acquiesce et souligne : « Avec des données pareilles, il faut agir sans délai : ce sont des enfants. Comme les femmes enceintes, ils font partie des populations sensibles. Car si on peut faire baisser le taux d’arsenic, une intoxication peut avoir des effets pérennes sur les défenses des sujets. »

En attendant, les parents d’élèves de Lastours se sont d’ores et déjà précipités dans les laboratoires de Carcassonne pour faire tester les urines de leurs enfants. De fait, tous ceux qui en ont les moyens (car les tests d’arsenic ne sont pas remboursés par la Sécurité sociale, il en coûte entre 50 et 80 euros par analyse) vivent dans l’attente redoutée des résultats qui devraient être connus dans les jours prochains.

En outre, les parents d’élèves de Conques-sur-Orbiel ont pris attache avec ceux de Lastours pour décider d’une action commune, à laquelle ils n’excluent évidemment pas d’agréger ceux de Villalier et de Trèbes, les communes en aval du cours de l’Orbiel.

Car il apparaît que les symptômes étaient peut-être là, sous leurs yeux et qu’ils n’ont pas su les détecter. Émeline F., mère de famille dans la vallée, se souvient qu’il y a quelques mois, la peau de son fils a pris une étrange couleur jaunâtre. Elle a mis cela sur le compte du stress. « Ce n’est pas grave », lui aurait dit son médecin. Mais aujourd’hui elle sait que, comme les maux de tête ou de ventre, ce type de décoloration peut trahir la présence d’arsenic.

Beaucoup d’autres parents se remémorent également des épisodes de malaises qu’ils s’expliquent mieux à la lumière de l’éventualité d’un empoisonnement.

Cette forte présomption d’intoxication qui plane désormais sur les enfants de la vallée de l’Orbiel pourrait, plus largement, nourrir l’anxiété avide de réponse de nombreux riverains qui ont perdu confiance dans la posture, jugée équivoque, de l’État.

« On cherche l’arsenic : pas la peine, on sait qu’il y en a »,ironise Gérard Balbastre ancien journaliste-animateur d’une radio associative qui émet sur le canton. « Il n’y a pas de sur-pollution, a dit le préfet après les inondations, je vous laisse savourer la locution, venant du représentant d’une institution qui a toujours implicitement nié la présence avérée d’une pollution… au sens administratif du terme. Avec une rhétorique pareille, tout le monde finit par fantasmer », conclut-il, navré.

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Si désormais la présence d’arsenic est avérée, nul en revanche ne sait avec exactitude ce que contiennent les entrailles de la terre. Des kilomètres de galeries ont été obstrués avec, à l’intérieur, des quantités de produits non identifiés. Max Brail, le maire de Lastours, en est certain et il l’affirme.

Ancien ouvrier des mines, il a œuvré à la porte de l’immense four water-jacket où la roche arrivait à l’état de poussière pour y être fondue et récupérée sous forme d’or, d’argent, d’arsenic, de bismuth, d’antimoine, de cuivre, de manganèse. « Quand le marché de l’arsenic s’est tari, on s’est mis à brûler n’importe quoi. Le four est devenu un incinérateur pour déchets ultimes et les ouvriers étaient privés d’informations. C’est pour l’avoir dit que j’ai été licencié du jour au lendemain, en 1995 », affirme-t-il.

Lanceur d’alerte avant même que l’expression n’existe, Max Brail persévère. Il fait partie de ceux qui pensent que les exsudations de la terre n’ont pas livré tous leurs secrets.

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